Kenya · 17 mai 2022 · 8 min
La Dre Njoki Chege est la directrice du Centre d’innovation de l’Université Aga Khan (AKU). Cette unité a pour objectif de renforcer la durabilité des médias en Afrique de l’Est et propose à cet effet un espace de travail et des programmes de formation à la prochaine génération d’entrepreneurs, d’innovateurs et de dirigeants du secteur.
Elle écrit pour le Nation Media Group depuis plus de neuf ans et est éditorialiste associée au Daily Nation depuis presque autant de temps. Elle est également mentor dans le cadre du programme « Empowering women in media » (Autonomiser les femmes dans les médias) du Bettina Fund et a fondé le programme de mentorat Arise pour les jeunes Kenyans en 2021. Lire les articles de la Dre Chege
La Dre Njoki Chege.
AKDN
À l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse 2022, elle donne son point de vue sur le secteur des médias aujourd’hui et nous explique comment le Centre d’innovation peut aider les journalistes à se préparer à l’avenir.
Vous avez trois diplômes en médias et communication. Sur quels sujets orientez-vous vos recherches ?
Je suis spécialisée en économie des médias. J’ai notamment mené des recherches sur la façon dont les journaux kenyans ont fait face à la perturbation numérique. La plupart d’entre eux ont recours à ce qu’on appelle l’ambidextrie organisationnelle, c’est-à-dire qu’ils continuent toujours à travailler sur la base de leurs modèles commerciaux de publicité imprimée, mais qu’ils adoptent en parallèle des méthodes très agressives pour se faire une place dans les médias numériques. Ces journaux ont fait beaucoup d’efforts pour comprendre comment la technologie peut avoir un impact sur leur activité et sur les perspectives qui en découlent. Cette étude a éclairé une grande partie du travail que nous effectuons ici, au Centre d’innovation.
Parmi les stratégies qu’ils ont mises en place, lesquelles ont le mieux fonctionné ?
Je pense avant tout aux partenariats. Selon les rédacteurs avec lesquels j’ai échangé, la création de contenu en partenariat avec d’autres organisations devient très rentable.
Si l’on se penche sur le contenu en lui-même, les articles « art de vivre », les dossiers qui ont une durée de vie plus longue que la moyenne et les analyses approfondies rencontrent un franc succès. En outre, une grande partie du public apprécie encore de lire un bon article de 3 000 mots ou plus.
On observe également une forte tendance d’utilisation quasi systématique de la technologie. Il est de plus en plus évident que la réussite commerciale future des médias d’information dans le monde dépendra de la technologie. Le phénomène de perturbation numérique a changé nos habitudes de consommation, et par conséquent le fonctionnement des organisations médiatiques.
À l’échelle internationale, environ 70 % des rédacteurs pensent que l’intelligence artificielle (IA) va se révéler essentielle à la réussite de leur média au cours des années à venir, mais seulement 30 % d’entre eux y ont actuellement recours. Aujourd’hui, de nombreuses pistes restent inexplorées, et c’est là que le Centre d’innovation entre en jeu.
Comment l’IA influence-t-elle le secteur des médias ?
En premier lieu, on l’utilise pour ce que l’on appelle l’acquisition d’audience. Aujourd’hui, de nombreux médias d’information adoptent une certaine forme de stratégie payante, qu’il s’agisse d’un système de blocage du contenu ou d’un programme d’abonnement. L’IA est utilisée pour comprendre les habitudes de consommation et déterminer la probabilité qu’une audience passe d’un mode de consommation gratuit vers un mode de consommation payant.
En deuxième lieu, on l’utilise pour publier des articles précis et orienter la consommation des différentes zones ciblées. L’IA peut dans ce contexte faciliter la compréhension des habitudes de consommation d’une audience en analysant les articles qui rencontrent le plus de succès dans une région déterminée. Les rédacteurs sont désormais dans la tête du lectorat.
Toutefois, on constate en parallèle une peur profonde de la technologie, par exemple quand l’IA est utilisée pour écrire ou éditer un article. Cette peur n’est pas fondée, car les journalistes n’ont pas encore pris le temps de bien comprendre les avantages de l’intelligence artificielle, notamment la manière dont elle peut faciliter l’automatisation des reportages quotidiens des médias d’information en continu ou améliorer la profondeur et l’analyse de certains articles. On observe également une certaine réserve du point de vue de l’éthique appliquée à l’IA. Le fait qu’elle soit mise en œuvre sans réelle surveillance humaine constitue un frein important à cet égard.
Nous avons en effet vu l’IA utilisée à mauvais escient dans des contextes politiques, comme aux États-Unis et, dans une certaine mesure, au Kenya. Certains segments d’une audience sont assaillis de nouvelles et d’informations qui font appel à leurs valeurs et à leurs opinions, ce qui entraîne la création de chambres d’écho et de bulles de filtrage.
Mais avant de nous plonger dans ce débat, je pense qu’il faut en premier lieu sensibiliser le public aux grands principes de l’IA. Nous devons présenter des études de cas concrets de cette technologie à davantage de journalistes, de rédacteurs et de membres de conseils d’administration et de comités directeurs. Ce n’est qu’après cela que nous pourrons nous aventurer dans les méandres des questions éthiques qui découlent de son utilisation.
Qu’est-ce qui vous a poussée à prendre la direction du Centre d’innovation ?
Je travaille depuis 10 ans auprès de deux des rédactions les plus dynamiques et les plus influentes d’Afrique de l’Est, le Standard et le Nation Media Group. Je sais ce que l’on ressent lorsqu’on travaille dans un environnement baigné d’incertitude. J’ai fait mon entrée dans le secteur au moment même où le pays était en proie à de nombreux troubles internes.
J’ai vu des journaux, des chaînes de télévision et des stations de radio fermer leurs portes parce que leur modèle n’était pas durable. C’est donc une affaire personnelle pour moi, car je suis dans le milieu depuis une décennie. Je connais tous les rouages d’une salle de presse et la politique de partage des ressources, et je sais faire la différence entre une bonne et une mauvaise innovation.
Je pense qu’il est donc de mon devoir de contribuer à faire passer le secteur vers un modèle beaucoup plus axé sur le numérique et la technologie qui offre un journalisme de haute qualité aux Kenyans et aux habitants de l’Afrique de l’Est.
Au cours des trois à cinq prochaines années, le Centre d’innovation s’orientera vers la production d’innovations plus technologiques et aidera les journalistes locaux à comprendre la valeur de cet outil dans leur travail. À l’instar de l’Afrique dans son ensemble, qui a fait un bond en avant en termes de connectivité à l’Internet, les médias d’information vidéo doivent s’appuyer sur la technologie pour avancer. Nous souhaitons faire de notre établissement un centre d’excellence en technologie appliquée au journalisme en Afrique. Nous visons donc à aider les journalistes, les gestionnaires et les directeurs de médias à comprendre comment tirer parti de la technologie pour améliorer leurs résultats. En effet, les médias d’information, en particulier ceux du secteur privé, sont des organisations à but lucratif, et un journalisme de qualité ne se brade pas.
Quel est le degré d’indépendance des médias au Kenya ?
La réponse dépendra de la personne à qui vous posez la question... Mais je pense que nous devons somme toute reconnaître le chemin qui a été parcouru. Nous sommes en effet bien loin de la situation dans laquelle nous étions dans les années 1980, lorsque les journalistes étaient interdits au Parlement. Même s’il reste, je pense, encore beaucoup de travail à accomplir, on ne peut ignorer les progrès réalisés.
Nous devons commencer à réfléchir à des modèles économiques qui ne se cantonnent plus qu’à la publicité, en particulier la publicité gouvernementale. En effet, selon certains journalistes, les gouvernements interfèrent parfois dans les articles qui sont publiés. En parallèle, certains hauts fonctionnaires du gouvernement et grands pontes du monde de l’entreprise possèdent des médias d’information. On peut donc raisonnablement se poser des questions quant aux conséquences de cette situation sur les actualités commerciales et économiques.
D’un autre côté, beaucoup de journalistes sont victimes de harcèlement ou sont ciblés par des « trolls » sur Twitter, Facebook ou d’autres réseaux sociaux, surtout pour des raisons politiques. Bien sûr, la critique fait partie des risques professionnels inhérents à notre métier, mais nous constatons cependant que le harcèlement devient de plus en plus personnel. On voit souvent des attaques qui ciblent directement le genre des auteurs, et qui dépassent donc la nature de leur travail et frôlent parfois la diffamation. Nous devons notamment soutenir les femmes journalistes et leur transmettre davantage d’outils et de compétences pour faire face à ce genre de situations, mais également leur proposer des espaces sûrs pour qu’elles puissent se décharger de la pression qu’elles subissent.
Ce harcèlement s’accompagne souvent d’un phénomène de désinformation. C’est une attaque directement portée au secteur des médias. L’Internet est source d’importants défis pour les journalistes : fausses informations, utilisation abusive de l’intelligence artificielle par les grandes entreprises technologiques ou encore harcèlement en ligne. Nous vivons actuellement une période tout aussi exaltante que difficile pour les journalistes.
Comment les programmes de mentorat peuvent-ils contribuer à faire face à ces difficultés ?
À la base de la pyramide, nos universités forment des milliers de femmes journalistes très talentueuses. J’en vois beaucoup intégrer des postes de stagiaires ou de reporter junior. Toutefois, nous les perdons en cours de route, souvent au profit d’autres domaines, notamment du monde universitaire ou des affaires. Si l’on regarde au sommet de cette même pyramide, on ne trouve plus qu’une poignée de femmes.
Je me suis inscrite comme mentor dans le cadre du programme « Empowering women in media » du Bettina Fund, car il y a pour moi une nécessité de créer un vivier de jeunes femmes talentueuses et compétentes qui graviront les échelons du secteur. Pour ce faire, nous devons leur transmettre les compétences adaptées et leur apporter le soutien dont elles ont besoin pour réaliser leurs plus grandes ambitions.
Si l’on regarde les structures de nos médias d’information, on s’aperçoit que très peu de femmes siègent au sein des comités exécutifs, ou sont rédactrices en chef. Ce manque de diversité se répercute invariablement sur les produits et le contenu de ces organisations.
J’ai personnellement lancé un programme de mentorat beaucoup plus large ciblant les jeunes. Au Kenya, les jeunes représentent environ 76 % de la population, mais ils sont pourtant confrontés à de nombreuses difficultés pour accéder à l’emploi ou pour obtenir un financement pour créer leur propre entreprise.
Nous devons leur redonner espoir et, pour ce faire, nous devons travailler avec des professionnels enclins à venir leur parler et les accompagner. Nous devons également leur transmettre des compétences essentielles, qu’ils cherchent à parfaire leur capacité rédactionnelle ou à opérer à une refonte de leur entreprise.
Nous observons la Journée mondiale de la liberté de la presse le 3 mai. Pourquoi l’indépendance des médias est-elle un élément important du développement ?
Un secteur de la presse libre et indépendant est la pierre angulaire de la démocratie et le fondement de la réussite économique, principalement parce que c’est un moyen qui nous permet de demander aux dirigeants de prendre leurs responsabilités.
Il est en effet très important que le public soit au fait des actions de son gouvernement. Des études menées aux États-Unis montrent qu’il existe un lien direct entre la participation citoyenne et le degré de liberté et d’indépendance de la presse. Les citoyens qui ont accès à des médias libres et indépendants de qualité sont plus susceptibles de faire valoir leurs droits et devoirs civiques, comme voter ou forcer les dirigeants à prendre leurs responsabilités.
Cependant, il devient de plus en plus coûteux d’accéder à des informations de qualité pour la plupart des Kenyans. En effet, une partie de ce « meilleur journalisme », grâce auquel les électeurs prennent du recul et peuvent remettre en question leurs intentions de vote, se cache derrière un système payant. J’ai un jour lu un article affirmant que les mensonges sont gratuits et que la vérité est payante. C’est malheureusement l’exacte direction vers laquelle nous nous dirigeons. Nous avons bien la Kenya Broadcasting Corporation, mais nous devons lui apporter un soutien beaucoup plus appuyé si nous souhaitons qu’elle continue à produire un journalisme de qualité en libre accès. Nous devons donc, sans plus attendre, ouvrir un débat sur le rôle des médias publics dans le pays.
Nous ne devons pas sacrifier l’accès à l’information dans les processus d’élaboration de nouveaux modèles économiques. En tant que pays, nous devons déployer tout autant d’efforts pour soutenir les médias publics en vue d’ouvrir la voie à une presse indépendante et libre que pour trouver des stratégies de renforcement du revenu par lecteur et bloquer du contenu de qualité par le biais de systèmes payants. Nous devons nous assurer que les citoyens kenyans comprennent qu’ils peuvent accéder gratuitement à des informations de qualité.
Le Centre d’innovation a été bâti sur plusieurs principes, notamment celui de durabilité des médias, à savoir la capacité des organisations du secteur à produire un journalisme de qualité et commercialement viable. Nous avons à ce jour travaillé avec 13 équipes d’innovateurs dans le cadre d’un programme de résidence. Ces équipes étaient composées de journalistes indépendants qui fournissent des informations de qualité, tirent parti de la technologie et réalisent en parallèle des reportages sur les minorités, les jeunes et les femmes. Nos participants ont vu s’ouvrir à eux de nouvelles perspectives en matière de création de contenu en se penchant sur ces différents segments, qui ont toujours été laissés de côté. Nous pensons qu’en faisant cela, nous soutenons une presse libre et contribuons au renforcement de la démocratie.