Afghanistan · 13 avril 2022 · 7 min
Parmi les 17 pays dans lesquels intervient la Fondation Aga Khan (AKF), l’Afghanistan est celui à qui elle alloue le plus de ressources. Dans le pays, l’AKF emploie environ 1 200 personnes, dont 99 % d’Afghans. Le Dr Najmuddin Najm, directeur général de la Fondation Aga Khan (Afghanistan), en fait partie. Arrivé dans la Fondation en 2004 au poste de chef de bureau, il en est devenu le directeur général en 2019. Ses capacités de gestion et ses racines locales sont deux éléments essentiels dans l’approche que l’AKF adopte pour faire face à la situation que traverse actuellement l’Afghanistan. Nous avons échangé avec lui au sujet de la crise humanitaire qui touche le pays, du travail de la Fondation et de son espoir en l’avenir.
Dr Najmuddin Najm, pourriez-vous commencer par décrire la situation humanitaire actuelle en Afghanistan ?
Comme nous le savons tous, l’Afghanistan vit actuellement une période très difficile et complexe. Il ne s’agit pas là du résultat d’un phénomène unique, mais plutôt de plusieurs facteurs historiques. Au cours des dernières années, la situation socio-économique globale de l’Afghanistan s’est aggravée, et ce pour plusieurs raisons.
Au lendemain du 15 août 2021, les choses ont pris un tournant radical. Bien que nous nous y attendions, personne n’avait anticipé un changement de cette ampleur et d’une telle portée. Nous étions déjà confrontés à une situation humanitaire compliquée, mais aujourd’hui, cette situation s’est transformée en une crise majeure. Selon le Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC), plus de 22 millions d’Afghans seront bientôt en situation d’urgence. Cela représente 60 % de la population.
Quels sont les principaux défis auxquels les Afghans font face ?
La sécurité alimentaire est un problème de taille. L’accès aux services financiers et aux services publics en est un autre. Les moyens de subsistance sont sous pression, alors que les habitants peinent à surmonter les difficultés économiques auxquelles ils sont confrontés. Cette situation a entraîné une hausse de la pauvreté dans les régions rurales comme urbaines.
Lorsque nous nous rendons sur place pour échanger avec les communautés, nous constatons que leurs moyens de subsistance ont considérablement diminué, voire complètement disparu. Auparavant, de nombreuses personnes travaillaient dans les secteurs public et privé ou émigraient dans des pays voisins comme l’Iran et le Pakistan pour travailler et envoyer de l’argent à leur famille. Dans le contexte actuel, le marché du travail est extrêmement restreint, et la pandémie de COVID-19 ne fait qu’aggraver la situation. À Kaboul et dans d’autres grandes villes du pays, la pauvreté de la population urbaine devient plus qu’évidente. De plus en plus de personnes demandent de l’aide ou cherchent désespérément un travail, ne serait-ce qu’un emploi payé à la journée. En outre, il devient impossible d’ignorer les facteurs naturels, à l’image du changement climatique, qui viennent se greffer à cette situation. Ces dernières années, les précipitations ont été anormalement basses, ce qui a eu des conséquences directes sur notre économie, qui repose en grande partie sur l’agriculture.
Investments need to be directed towards enabling societies and building resilience.
AKDN / Kiana Hayeri
Qu’est-ce qui vous inquiète le plus à propos de la situation humanitaire que vit actuellement le pays ?
Nous avons toujours vécu dans l’incertitude et avons toujours su y faire face, mais cette fois, il faudra consacrer beaucoup plus de temps et de moyens pour que la population s’extirpe de la peur et du désespoir. Les femmes, en particulier, sont très inquiètes pour leur avenir et celui de leurs enfants. Les scènes auxquelles nous avons assisté à l’aéroport de Kaboul en août 2021 nous ont montré à quel point nombre d’Afghans cherchaient désespérément à quitter le pays. Cela m’amène au point suivant : des centaines de milliers de personnes, principalement instruites, ont quitté l’Afghanistan au cours des six derniers mois. Le pays ne peut pas se permettre de perdre un tel capital humain – ce fameux phénomène de la « fuite des cerveaux » - surtout à un moment où il en a le plus besoin.
Les obstacles financiers constituent eux aussi une source d’inquiétude importante. De nombreuses relations économiques ont été rompues, et les flux habituels de capitaux sont de plus en plus fragiles, tant au niveau du commerce que de l’aide humanitaire et du développement. Cette situation a des répercussions directes sur les moyens de subsistance de millions d’Afghans.
Comment l’AKF s’est-elle adaptée à ce nouveau contexte ?
Lorsqu’on m’interroge sur notre capacité d’adaptation, je parle toujours de la façon dont nous avons établi notre présence dans le pays. Nous sommes en Afghanistan depuis 2003, et le Réseau Aga Khan de développement depuis 1996. De ce fait, notre mobilisation, nos activités et la façon dont nous concevons et mettons en œuvre nos programmes ont toujours été influencées par l’environnement fragile et les défis inhérents à ce pays. Si nous avons réussi à rester opérationnels aujourd’hui, c’est en grande partie grâce à ce que nous avons accompli au cours des 20 dernières années. Nous avons toujours travaillé à l’échelle locale, établi des relations solides avec les communautés et créé un environnement favorable pour que ces dernières acceptent et s’approprient nos programmes.
Notre neutralité et la qualité et la portée de notre travail ont joué un rôle déterminant dans notre résilience en cette période difficile, mais également dans notre capacité à nous réorganiser face à la crise.
Comment se déroule le travail de l’AKF en Afghanistan aujourd’hui ?
Au lendemain du 15 août 2021, nous avons relancé nos activités et réorganisé nos programmes. Nous faisons bien évidemment face à des contraintes, mais nous nous sommes efforcés de rester actifs dans tous les secteurs dans lesquels nous intervenions avant. Nous continuons donc notre travail dans la santé, l’éducation, le développement de la petite enfance, l’agriculture, la sécurité alimentaire, l’adaptation au changement climatique, la reprise économique et le développement des infrastructures.
En parallèle, nous avons déployé une aide humanitaire complète et ciblons plus de 500 000 ménages, soit environ 3,5 millions de personnes. Actuellement, nous livrons des colis alimentaires aux familles visées et mettons en place des activités dans le cadre desquelles elles peuvent travailler pour obtenir des vivres ou de l’agent. Nous avons pleinement conscience de l’importance de l’agriculture dans le pays, et c’est pourquoi nous soutenons également le développement de l’élevage et fournissons des ressources aux agriculteurs.
Pouvez-vous nous en dire plus sur les principaux défis auxquels sont confrontées les ONG, comme l’AKF, qui cherchent actuellement à aider les Afghans ?
Premièrement, je pense aux flux de capitaux. Il est aujourd’hui très difficile de s’assurer que les liquidités arrivent par des moyens sûrs et légaux.
Deuxièmement, et comme je l’ai mentionné précédemment, face à la fuite d’un grand nombre d’Afghans instruits, les organisations internationales doivent réinvestir dans le développement de leurs capacités techniques et professionnelles.
Troisièmement, nous devons mobiliser le soutien de la communauté internationale en faveur de l’Afghanistan, et c’est un défi particulièrement délicat. La plupart des acteurs impliqués ne se penchent que sur l’aspect humanitaire, et bien que ce travail soit d’une importance extrême, il ne prend pas en compte les facteurs chroniques de la situation actuelle. La communauté internationale doit s’attaquer aux causes profondes des problèmes auxquels fait face le pays et, ce faisant, doit s’assurer que les interventions mises en place soient pertinentes et visent des objectifs à long terme. Les investissements doivent permettre l’autonomisation des sociétés et renforcer la résilience du pays. Je suis convaincu qu’avec le bon soutien, la population trouvera des moyens pour affronter les problèmes actuels. Nous devons considérer les Afghans comme bien plus que les bénéficiaires de notre aide. Ils sont des acteurs à part entière de notre travail et constituent un élément important de la solution.
L’Afghanistan a-t-il besoin d’autre chose de la part de la communauté internationale ?
La réponse est très simple : l’Afghanistan a besoin d’attention et de soutien. Les Afghans ne doivent pas se sentir exclus du reste du monde et de l’aide internationale. De ce fait, la communauté internationale se doit de faire en sorte que la population afghane ait le sentiment de faire partie de la famille mondiale. Nous devons renforcer ce sentiment d’appartenance, et nous ne pouvons le faire qu’en continuant à nous impliquer auprès d’elle dans les moments les plus difficiles. Bien qu’une petite partie de la population ait quitté le pays, des millions de personnes sont restées ici. Nous devons les rassurer et leur montrer que nous sommes avec elles.
Qu’est-ce qui vous aide à garder espoir face à la situation actuelle ?
La résilience et la force des communautés afghanes. Elles ont toujours su surmonter les défis les plus difficiles. J’ai personnellement vu des conjonctures similaires se répéter au fil du temps, et le peuple a toujours réussi à rester debout. Après chaque période agitée, les populations ont continué d’éduquer leurs enfants, de mettre en place des systèmes de santé, de développer l’agriculture et de chercher à étendre leurs réseaux dans la région et le monde. C’est ce qui me donne espoir et m’encourage à investir encore et encore dans le développement de l’Afghanistan.
Nous ne devons jamais oublier d’où nous venons. L’Afghanistan d’aujourd’hui n’est pas celui d’il y a 30 ou 40 ans. Si l’espace des femmes est aujourd’hui malheureusement restreint, ces dernières forment tout de même une société dynamique et active. Le pays compte des millions de filles et de femmes brillantes qui dirigent des services publics ou des entreprises et travaillent dans tous les secteurs où l’AKF est présente. C’est également ce potentiel qui me donne espoir.
Enfin, selon vous, qu’est-ce que les personnes extérieures à l’Afghanistan seraient surprises d’apprendre eu égard à la situation actuelle ?
Les informations qui parviennent actuellement au reste du monde sont pour la plupart négatives. Beaucoup pensent que tout s’est effondré, et qu’il n’y a pas de place pour le travail. Mais pour moi, il y a un potentiel important, il y a encore de l’espoir, et nous devons nous appuyer dessus pour travailler. C’est un message important que nous devons transmettre au monde, car même si les tendances politiques sont très fluctuantes et que nous traversons des périodes difficiles, le peuple afghan est, lui, toujours là. Un avenir meilleur est toujours possible, et nous devons travailler pour concrétiser cette vision.
Nous remercions tous les donateurs qui soutiennent notre travail en Afghanistan.