par Son Altesse l'Aga Khan, Kazan, Republic of Tatarstan, Russian Federation · 13 septembre 2019 · 7 min
Bismillah-ir-Rahman-ir-Rahim
As-Salam-Alai-Kum, Que la paix soit sur vous
Votre Excellence Mintimer Shaimiev,
Votre Excellence Eleonora Mitrofanova,
Honorables membres du gouvernement,
Chers invités d'honneur,
Quel grand plaisir de vous accueillir à l'occasion de cette cérémonie.
Nous sommes réunis aujourd’hui en présence de personnes extraordinaires, dans un lieu exceptionnel et dans un but remarquable.
Le Prix Aga Khan d’Architecture (AKAA) est organisé en cycles triennaux, chacun d’eux aboutissant à la cérémonie de remise des prix aux lauréats.
Ce soir, nous célébrons ainsi la fin de notre quatorzième cycle.
C’est un moment extraordinaire pour moi, tandis que je me remémore l’époque où nous avons décidé de créer ce Prix, il y a plus de 40 ans.
Qu’est-ce qui nous a conduits à prendre cette décision ? Peut-être vous posez-vous la question, comme tant d’autres se la sont posée à l’époque et depuis. Pourquoi l’imamat ismaili devrait-il s’impliquer autant dans le monde de l’architecture professionnelle ?
Pour faire simple, la réponse réside dans ma conviction que l’architecture, plus que toute autre forme d’art, a un impact profond sur la qualité de la vie des hommes. Comme on le dit souvent, nous façonnons notre environnement construit et celui-ci à son tour fait de nous ce que nous sommes.
Cette relation étroite entre l’architecture et la qualité de la vie humaine a un impact particulièrement important dans le monde en développement. J’estime que nous avons tous la responsabilité d’améliorer la qualité de vie où et quand nous en avons la possibilité. Notre engagement à influencer la qualité de l’architecture, sur les plans intellectuel et matériel, découle directement de notre engagement à améliorer la qualité de la vie humaine.
Comme vous le savez sans doute, au cours de ces quatre décennies, nous avons distingué un large éventail de projets architecturaux et considéré plus de 9 000 candidatures.
Toutefois, la valeur de ce programme s’étend bien au-delà de la distinction de projets particuliers.
Le Prix Aga Khan d’Architecture n’est pas un simple prix, c’est un processus en soi.
Ce processus implique de nombreuses délibérations tout autour du monde, qui orientent la sélection des candidats. Le thème de ce cycle-ci, qui s’achève ce soir, est « Architectures en dialogue ». Ce thème, qui a émergé des délibérations finales du comité directeur et du grand jury, dépeint l’architecture comme un important espace d’échanges permettant d’aborder de nombreuses perspectives diverses et parfois divergentes.
Un véritable dialogue exige non seulement que nous formulions une perspective, mais aussi que nous écoutions avec attention celle des autres. Plus encore, ce dialogue nécessite que nous nous écoutions les uns les autres, mais également que nous apprenions les uns des autres.
Et l’architecture peut rassembler ces différentes perspectives de nombreuses façons. Permettez-moi de décrire brièvement quatre d’entre elles.
Premièrement, nous devons encourager un dialogue constructif parmi les acteurs actuels du processus architectural. Je ne fais pas uniquement référence aux architectes professionnels eux-mêmes, mais aussi à tous ceux qui collaborent avec eux : qu’ils soient clients, dirigeants communautaires, fonctionnaires, pédagogues ou bâtisseurs, concepteurs et artisans qui les aident à concrétiser leurs plans. Pour ce cycle, notre grand jury a prêté une attention particulière à cette dimension et a recherché des qualités telles que le leadership, la coopération et l’ouverture, - des qualités qui contribuent à l’instauration d’un dialogue constructif.
Le deuxième dialogue qui encourage le meilleur de l’architecture humaine est un dialogue ouvert entre le passé et l’avenir. Ceci implique bien plus que de copier simplement le passé ou d’accoler une arcade, un minaret ou une calligraphie d’une époque révolue à un nouvel édifice. Cela implique également une vision plus large que celle d’une approche moderniste irréfléchie ignorant notre riche patrimoine. Il y a plus de 40 ans, nous prenions conscience que la pratique architecturale des sociétés musulmanes était en train d'oublier sa propre histoire, et cela nous a aidés à façonner la nature de ce prix.
Le dialogue que nous cherchons à instaurer fusionnera l’inspiration du passé avec les exigences de l’avenir. Ces exigences sont nombreuses : environnementales, sociales, technologiques et économiques, sans mentionner les défis générés par la polarisation politique. À tous ces égards, se tourner vers le passé peut nous aider à regarder vers l’avenir, et inversement.
Un troisième dialogue qui requiert l’attention de l’architecture, est le dialogue entre la nature d’une part et la créativité humaine d’autre part. Le monde naturel comme le monde des capacités humaines sont tous deux des dons divins, mais il est parfois tentant d’adhérer à l’un sans particulièrement prendre en compte l’autre.
Le Saint Coran demande aux musulmans de ne pas être les récipiendaires passifs de l’habitat naturel, mais d’être plutôt de fidèles gardiens de cette création divine. Nous devons étendre cet engagement dans toutes les directions. Ainsi, nous ne devons pas seulement respecter la puissance de la nature, mais aussi aborder activement les défis qu’elle pose. Et parallèlement, nous devons prendre garde à ne pas exagérer les capacités de la maîtrise humaine ; tenter de défier la nature est contre-productif à bien des égards. Un dialogue réfléchi entre les réalités naturelles et les capacités humaines est l’essence même de l’excellence architecturale.
Et enfin, quatrièmement, j’aimerais souligner l'importance du dialogue interculturel pour saisir les opportunités que nous offre l’architecture à notre époque. J’ai mentionné la façon dont ce prix est né de notre préoccupation suscitée par la détérioration - ou ce que certains d’entre nous appelaient « l’hibernation » - des riches traditions architecturales musulmanes. Mais le fait d’honorer sa propre identité historique, ne doit pas impliquer de s’isoler dans une quelconque étroitesse d’esprit.
Le riche dialogue architectural que nous cherchons à instaurer devrait intégrer la réaffirmation du respect pour la riche diversité des cultures islamiques elles-mêmes. Pour tenter d’exprimer notre préoccupation à cet égard, nous avons récemment ouvert le Centre Aga Khan à Londres, au sein duquel sept jardins islamiques ont été créés en référence à sept traditions musulmanes différentes.
En outre, nous nous devons également de favoriser un dialogue constructif avec les cultures non islamiques, notamment les nombreuses traditions religieuses. L’architecture peut ouvrir la voie dans cette entreprise en nous aidant à nous écouter et à apprendre les uns des autres au-delà d’anciennes divisions.
Le pluralisme représente bien plus que la simple tolérance de diverses influences et idées. Le pluralisme, c’est également accueillir les possibilités d’apprentissage qu’offre la diversité ainsi que trouver des moyens d'honorer ce qui est unique dans nos traditions individuelles et les valeurs qui nous relient à l’humanité toute entière.
Nous devons considérer la diversité comme un don divin, une bénédiction et non un fardeau.
J’ai mentionné au début de ce discours que nous étions rassemblés ce soir dans un lieu remarquable. Depuis des siècles, le Tatarstan est le théâtre d’un engagement exceptionnel en faveur des valeurs pluralistes. La ville de Kazan et l’ensemble de la région sont réputés depuis longtemps pour leur riche mélange d’ethnies et de cultures, ainsi que pour l’impressionnante façon dont leur patrimoine architectural a été préservé et respecté.
N’est-il pas saisissant que la ville de Bolgar, dans laquelle je me suis rendu hier, soit devenue un centre religieux musulman dès 922, il y a près de onze cents ans ? Au fil des siècles, l’esprit du pluralisme a connu des défis de taille et des périodes de renouveau inspirant au Tatarstan. Mais malgré tout, l’engagement en faveur de l’inclusion y a toujours persisté. Cet esprit a été encouragé sous l’égide pluraliste de plusieurs des khanats musulmans qui gouvernaient la région aux 14e et 15e siècles, ainsi que de quelques dirigeants russes ultérieurs comme Pierre le Grand et la Grande Catherine. Enfin, cet esprit s’est manifesté de façon spectaculaire au cours des dernières années.
Au cours de mes visites à Kazan et à Bolgar, j’ai vu comment des personnes engagées peuvent honorer le pouvoir de l’identité culturelle et du pluralisme culturel. Il est frappant de constater que des églises et des mosquées, par exemple, ont été construites et préservées les unes à côté des autres, comme des symboles puissants d'un profond dialogue interculturel.
J’espère que nous pourrons tous faire découvrir au reste du monde le puissant modèle pluraliste que constituent des villes comme Kazan et Bolgar.
Le monde a en effet besoin de tels modèles. Les défis humains semblent s’intensifier et s’accélérer de nos jours ; je pense au changement climatique, aux inégalités économiques et technologiques, aux épidémies, à la polarisation politique, aux déplacements de populations et à la tâche redoutable de nous entraider pour vivre ensemble dans la dignité.
Je crois profondément au potentiel du monde architectural pour permettre d’instaurer et d’enrichir un dialogue constructif dans les quatre domaines que j’ai mentionnés : un dialogue entre partenaires architecturaux créatifs, un dialogue entre passé et avenir, un dialogue entre réalité naturelle et créativité humaine et un dialogue entre cultures diverses.
Alors que je prévoyais ma venue au Tatarstan, j’ai repensé aux autres remises de prix qui se sont tenues au cours de ces quatre dernières décennies. La toute première cérémonie fut organisée à Lahore, au Pakistan, et je me souviens avoir exprimé ce soir-là l’espoir que ces prix ne soient pas considérés comme la fin d’une histoire, mais plutôt comme le début audacieux de notre avenir architectural, stimulant d’autres dialogues, idées, questions, débats et « peut-être plus encore, quelques inquiétudes » comme je l’avais alors déclaré. Et je me dois ce soir de dire que je suis ravi de constater que les espoirs que j’avais formulés à Lahore il y a plus de quarante ans se sont concrétisés depuis.
Notre thème de ce soir, qui s’articule autour du terme « dialogue », est le témoin de nos aspirations continues. Je souhaite vous remercier tous chaleureusement d’avoir pris part à cette extraordinaire célébration, alors que nous évoquons avec reconnaissance les cadeaux inspirants que le passé nous a laissés et les riches possibilités que l’avenir nous offre.