par Feu Son Altesse le Prince Karim Aga Khan IV, Hangzhou, China · 15 mai 2013 · 11 min
Madame Irina Bokova, Directrice générale de l’UNESCO,
Honorables Ministres,
Excellences,
Distingués Délégués,
Mesdames et Messieurs,
Je tiens tout d’abord à remercier chaleureusement tous ceux parmi vous qui nous ont reçus avec une si grande générosité ici à Hangzhou, nos hôtes chinois et nos nombreux amis à l’UNESCO.
Votre invitation m’honore et je suis heureux que l’occasion me soit donnée de parler de deux sujets qui me tiennent particulièrement à cœur : la culture et le développement.
Il faut saluer les efforts de l’UNESCO pour maintenir le développement culturel parmi les priorités de l’agenda international. Et je souhaite également souligner l’importance des actions que mène la Chine, en coopération avec l’UNESCO et par ses propres avancées, en matière de développement culturel. Il est en effet frappant de constater qu’un nombre considérable de sites classés au patrimoine mondial par l’UNESCO se trouvent ici même, en Chine ; cette magnifique ville d’Hangzhou y figure d’ailleurs en bonne place. Et nous sommes profondément heureux d’être là.
Je faisais à l’instant référence à la culture et au développement comme à deux sujets distincts. En réalité, et votre participation à ce Congrès en atteste, ils sont inextricablement liés.
Il y a peu de temps encore, culture et développement ne semblaient cependant pas aussi compatibles. Le « patrimoine culturel » a souvent été assimilé à un poids financier potentiel pesant sur des économies fragiles, voire à un obstacle à la modernisation.
Le rapprochement entre la culture et le développement résulte initialement, il me semble, d’une considération accrue du pluralisme des sociétés en développement. Nous avons été amenés à reconnaître, comme l’UNESCO l’a fait valoir, qu’il n’existe tout simplement « pas de taille unique pour tous ». Et la diversité culturelle est ainsi devenue une partie intégrante de l’équation du développement.
Mon intention, cependant, n’est pas de parler uniquement de l’adaptation culturelle comme d’une énième composante du développement général. Ce dont je me propose de vous entretenir aujourd’hui, c’est de la manière dont le patrimoine culturel peut lui-même être un tremplin pour le développement économique et social, au même titre que l’agriculture, les ressources en eau, l’énergie ou les moyens de transport.
Même dans des situations d’extrême pauvreté, les vestiges culturels oubliés peuvent se révéler de puissants catalyseurs du changement.
Je me propose, pour l’illustrer, de vous relater certaines expériences du Réseau Aga Khan de développement au cours de ces trente dernières années. Plus précisément, je parlerai de notre action pour restaurer des bâtiments historiques et des espaces publics ou privés remarquables sur le plan culturel et situés dans des lieux parmi les plus pauvres du monde.
J’ai constaté que l’UNESCO, dans son document de référence pour ce Congrès, suggère– et je cite – que : « l’une des lacunes identifiées dans les Objectifs du Millénaire pour le Développement concerne l’importance accordée au résultat par rapport au processus », ce qui a été décrit comme un intérêt pour le "quoi" au détriment du "comment". »
Mon but, très simplement, est de vous parler du « comment ».
Les patrimoines culturels ont retenu mon attention il y a plus de trente ans, quand je me suis rendu compte que le patrimoine architectural qui fait la fierté du monde islamique était en péril. Les formes artistiques par lesquelles les grandes cultures islamiques avaient exprimé leur identité et leurs idéaux se détérioraient.
En conséquence, la mémoire culturelle de pans entiers de l’humanité s’éteignait à petit feu. Un gigantesque désastre culturel menaçait le monde.
Pire, les ressources manquaient pour remédier à la situation. La pensée architecturale à travers le monde, était dominée par les modèles industriels occidentaux. L’architecture islamique elle-même abandonnait son héritage au profit d’une modernité qui balayait tout sur son passage.
Face à cette situation, notre réponse a été de créer, en 1977, le Prix Aga Khan d’architecture, qui célèbre le renouveau de cet héritage. Peu après, nous avons fondé le Trust Aga Khan pour la culture et, sous son égide, le Programme Aga Khan en faveur des villes historiques.
Au cours des vingt dernières années, ce Programme a entrepris 20 projets majeurs dans neuf pays différents, dont beaucoup sur des sites inscrits au Patrimoine mondial par l’UNESCO. Chaque projet a mis environ dix ans pour aboutir. Au fil du processus, nous avons travaillé avec des dizaines de partenaires et, localement, avec des milliers d’employés. Les projets ont attiré des investissements garantis assez considérables et suscité l’intérêt de millions de visiteurs. Ils ont également contribué à réduire la pauvreté et à améliorer la qualité de vie des communautés concernées, voire au-delà.
Ces dix dernières années, les apports de capitaux au titre du Programme en faveur des villes historiques ont atteint 182 millions de dollars. Presque un quart de ces fonds provenaient de donateurs partenaires. Ces chiffres n’ont rien de renversant. Pourtant, l’effet multiplicateur a été prodigieux.
L’un de nos premiers projets a émergé d’un séminaire sur les espaces publics dans les grandes métropoles islamiques. Cette rencontre se tenait en 1984 au Caire, ville que mes ancêtres, les califes fatimides, ont fondée il y a plus de 1 000 ans. Siècle après siècle, un gigantesque terrain vague avait servi de décharge aux ordures de la capitale. Ce terrain s’étendait sur pas moins de 32 hectares et, fait incroyable, rien n’avait jamais été construit par-dessus. En 2001, nous avons donc entrepris de transformer la zone en espace vert exemplaire, menant à l’ouverture, en 2005, du splendide parc Al-Azhar.
Le long du parc, s’étalait cependant l’un des quartiers les plus pauvres du Caire, Darb al-Ahmar. On estime à 200 000 le nombre d’habitants qui y vivent depuis des générations au milieu des ruines des plus anciens édifices cairotes. Le projet est rapidement devenu une grande aventure archéologique, s’attachant à mettre au jour et à restaurer des murs et des portes antiques, six mosquées historiques et des douzaines de maisons et de palais. Les habitants ont été formés aux techniques de restauration et près de 200 d’entre eux sont désormais employés à plein temps sur le site.
De façon tout aussi importante, le projet s’est élargi aux dimensions sociales : il a permis de pourvoir le quartier en services de santé et d’éducation et de développer un programme de microcrédit. Dès le début, notre approche avait pour ambition d’englober un vaste plan de développement social dans chaque projet de reconstruction. Nous appelons cette approche « le développement d’une région par contributions multiples ».
Aujourd’hui, l’ensemble de ce quartier, qui était il y a peu de temps encore l’une des agglomérations urbaines les plus densément peuplées et les plus pauvres de la planète, s’est transformé en un remarquable paysage urbain culturel et résidentiel. En 2001, la plupart des habitants étaient des squatteurs, sans titre de propriété. Aujourd’hui, 24 % d’entre eux occupent leur logement en toute légalité. Au cours des dix années écoulées, les revenus des ménages ont progressé 30% plus rapidement qu’ailleurs dans le Vieux-Caire. Le taux d’alphabétisation a progressé de 25%. Et parallèlement, la nature même de la société s’est transformée dans un quartier où les mauvaises habitudes sociales se perpétuaient depuis des générations. Dans le même temps, le parc Al-Azhar attirait plus de 13 millions de visiteurs.
De l’Égypte, passons à présent à l’Afghanistan, où nous avons entrepris une initiative similaire en restaurant trente bâtiments, monuments et espaces publics au cœur de Kaboul. Nous y avons concentré nos efforts sur les jardins historiques de Babour et le mausolée de Timur Shah. Comme au Caire, nous avons privilégié la régénération des quartiers alentour. Et depuis l’achèvement des travaux en 2007, le monument de Bagh-e-Babur et ses jardins ont attiré plus de 400 000 visiteurs chaque année. Et nous avons lancé un projet similaire dans la ville d’Hérat, à l’ouest du pays.
Passons à présent littéralement de « A à Z », de l’Afghanistan à Zanzibar, où mon grand-père avait commencé à bâtir des écoles il y a plus d’un siècle. En 1996, nous avons élaboré, avec le gouvernement zanzibarite, un plan directeur pour le redéveloppement du vieux quartier de Stone Town à Zanzibar City. Ce plan impliquait de restaurer onze bâtiments historiques, de créer un nouvel hôtel Serena, de réhabiliter Kelele Square, de reconstruire et d’étendre l’ancienne digue, et de revitaliser les Jardins Forodhani voisins. Nous espérons également qu’un Musée maritime de l’Océan Indien y verra le jour pour célébrer la riche histoire de Zanzibar, carrefour commercial et culturel.
Ne limitons cependant pas la discussion aux centres urbains. Certains de nos projets et défis les plus intéressants concernent les vallées de haute montagne dans le Nord du Pakistan. Peu de touristes étrangers s’y rendent aujourd’hui, mais il s’agissait autrefois d’un axe stratégique sur la Route de la soie. Au plan culturel, l’essentiel a consisté à restaurer et à réaffecter les forts et les palais historiques, les tours de guet et les mosquées, les habitations et les marchés – en multipliant ainsi les emplois et en diversifiant l’économie. Ici aussi, les interventions mises en œuvre ont pris des formes multiples : gestion innovante des ressources hydriques et foncières, revitalisation des organisations villageoises et instauration d’une infrastructure productive comprenant des routes, des ponts, des écoles et des dispensaires.
Comme vous le savez, outre qu’elles séparent le Nord du Pakistan des régions limitrophes, les montagnes isolent chaque communauté dans chaque vallée. Pour autant, quand les travaux de restauration ont commencé à faire parler d’eux, les habitants d’autres villages se sont mis à demander : « En quoi pouvons-nous contribuer à ces travaux ? » C’était un exemple encourageant de cohésion régionale née de la diversité culturelle.
L’Inde constitue une autre illustration complexe. Notre principal projet de restauration à Delhi a été élaboré en 1997, à l’occasion du 50e anniversaire de l’indépendance indienne. Ce projet portait sur un symbole historique fort : les Jardins du Tombeau de l’empereur Humâyûn. Différentes disciplines s’y sont trouvées associées, notamment l’archéologie, la préservation du patrimoine, l’analyse du sol, le travail de la pierre et l’ingénierie hydraulique. Et le projet a fait appel au savoir-faire artisanal local. Par conséquent, la grandeur des siècles passés fait désormais partie de la vie publique.
La vie des quartiers alentour a également été revitalisée. D’importantes initiatives ont été menées en matière de santé, d’éducation et d’assainissement suite à nos évaluations de la qualité de vie et nous procédons toujours à un suivi régulier des indices de qualité de vie, au regard d’études de référence. Les dernières informations provenant de l’Inde sont tout aussi encourageantes : les autorités ont approuvé la création, au sein du site restauré, d’un Centre d’interprétation destiné à rendre son histoire complexe plus accessible aux résidants et aux visiteurs.
Le projet de Delhi couvre une centaine d’hectares, soit trois fois plus que le projet du Caire. Il s’agit de notre programme de développement le plus vaste à ce jour et nous avons débattu de la question de son envergure. Certains projets seront clairement trop modestes pour avoir une incidence notable. D’autres en revanche peuvent s’avérer trop lourds, devenir ingérables ou plier sous leur propre poids. Il faut toujours garder un sens aigu de l’échelle de grandeur idéale.
La complexité est un autre leitmotiv central des projets des villes historiques. Au Mali, par exemple, la restauration de la Grande mosquée de Mopti a impliqué une étroite collaboration avec tous les échelons administratifs. Elle a également fait appel à une multitude de professionnels et d’artisans : architectes, maçons, plâtriers, ferronniers, électriciens ou potiers. Parallèlement, une fois encore, les apports sociaux ont parachevé les travaux de construction, notamment avec la mise en place de réseaux d’alimentation en eau et d’évacuation des eaux usées, de formations professionnelles et, là aussi, d’initiatives de microcrédit. La Grande mosquée de Mopti est l’une des trois plus anciennes mosquées en adobe restaurées au Mali, avec celles de Djenné et de Tombouctou. Cela dit, un autre grand projet tout proche, le nouveau Parc national de Bamako, accueille déjà un demi-million de visiteurs par an.
Les exemples que je cite – Le Caire, l’Afghanistan, le Pakistan, Zanzibar, Delhi et le Mali – constituent autant d’études de cas tirées de notre expérience. Je pourrais tout aussi bien évoquer la restauration de trois antiques citadelles syriennes, la réhabilitation prochaine du Parc central de Nairobi, au Kenya, ou de celui de Khorog, au Tadjikistan, ainsi que d’autres projets allant de Mostar à Samarcande.
Pour chacune de ces opérations, le processus d’élaboration a été long et complexe, mais riche d’enseignements stimulants. En voici brièvement cinq. Tout d’abord, ces projets culturels reposent sur un principe de partenariat. Cela signifie que la séparation traditionnelle entre les secteurs privé et public doit être mise de côté. Le concept de partenariat public-privé constitue le fondement essentiel d’un développement culturel probant.
Le rôle des autorités, y compris des municipalités, est fondamental pour instaurer ce que nous appelons souvent « un cadre favorable » au développement. Mais le secteur public ne peut agir seul. Une alliance créative de différents participants est indispensable : des entreprises et des agences de développement, des fondations et des universités, des donateurs individuels, des communautés religieuses et des groupes communautaires locaux.
J’aurais une autre remarque concernant les partenariats. Il est absolument primordial d’entretenir des partenariats solides tout au long d’un projet et même après son achèvement. Si je m’en réfère à notre expérience, sur les 20 projets de villes historiques que nous avons entrepris, seuls deux n’ont pas résisté à l’épreuve du temps. Et dans ces deux cas, ce qui a manqué, c’est une structure avec des partenariats forts pour gérer l’après-projet.
Ceci m’amène à une deuxième conclusion : si le développement culturel commence souvent par le patrimoine matériel, les études de projet doivent aller bien au-delà des seuls objectifs culturels. Nous ne pouvons pas simplement supposer que des répercussions socioéconomiques favorables découleront naturellement d’engagements d’ordre culturel. Les questions liées à la qualité de vie doivent être envisagées bien en amont et suivies tout au long du projet.
Le troisième enseignement concerne l’engagement de la population locale dès les premières étapes, un impératif si l’on veut espérer réussir. Les initiatives culturelles, notamment, impliquent des risques qui dépassent les facteurs économiques extérieurs. Leur avancement peut grandement dépendre de divers éléments humains, dont la fierté et la confiance des populations. Dans tout projet de développement, il arrive un point de bascule où l’on voit le verre à moitié plein et non plus à moitié vide. Mais ce basculement a plus de chance de s’opérer quand on veille systématiquement à gagner la confiance des populations locales.
Un quatrième élément caractérise particulièrement les projets de restauration de sites historiques : nous ne sommes jamais certains à l’avance de ce que nous trouverons sur le chemin de la redécouverte. C’est une équation à plusieurs inconnues et nous devons nous préparer aux surprises. Je pense, par exemple, au peu d’informations dont nous disposions au démarrage sur l’envergure et l’état de la muraille ayyoubide au Caire qui était enterrée depuis 500 ans, voire plus. La muraille était à ce point dissimulée qu’une autoroute devait être construite par-dessus, avant que ses vestiges ne soient finalement mis au jour. Dans ce cas, comme dans beaucoup d’autres, la résilience et la capacité à s’adapter de tous les partenaires, y compris de la population locale, ont été essentielles.
Permettez-moi de terminer par un cinquième enseignement. Au moment de préparer ces projets, il est indispensable d’anticiper le déroulement à long terme, après l’achèvement du projet proprement dit. Souvent, des services permanents sont mis en place : parfois un musée archéologique du site, un centre d’études, une bibliothèque pour enfants, un atelier de formation, un établissement médical, ou une unité de recherche. Le plan financier doit prendre en compte ces facilités, comme des postes de coûts, certes, mais également comme des sources potentielles de revenus. Tout le monde pense d’abord aux investissements de départ. Mais nos stratégies financières doivent inclure des apports potentiels de revenus qui pérenniseront le projet. Pour toute initiative culturelle, l’une des issues les moins heureuses est de s’avérer être une source de perte sèche, un poids financier pour la population locale.
Pour illustrer ceci, je souhaite revenir à l’exemple du Caire qui, d’après moi, démontre très clairement ce qui peut être réalisé. Le parc Al-Azhar est non seulement une source importante d’emplois pour la communauté, directement ou indirectement, mais il attire en outre plus de 2 millions de visiteurs par an. Et ces visiteurs alimentent d’autres sources de revenus : en payant les billets d’entrée sur le site ou pour les événements spéciaux, pour les licences, les tickets de stationnement, par leurs achats, et ainsi de suite. Au final, le projet dégage un excédent avoisinant les 800 000 dollars (USD) par an. Cet excédent est ensuite réinvesti dans le même quartier, ce qui assure une viabilité à long terme.
Je viens de vous résumer un ensemble complexe d’informations qui, je l’espère, retiendront votre attention et votre intérêt, en particulier pour réfléchir non seulement au « quoi » du développement culturel, mais aussi au « comment ».
Que ce soit en Asie, en Afrique ou au Moyen-Orient, sur les hauts-plateaux ou les côtes du littoral, en zone urbaine ou rurale, dans des sites paisibles ou ayant subi un conflit, les faits prouvent à mes yeux que le développement culturel contribue, de façon unique et spécifique, à réaliser l’aspiration de l’humanité à une meilleure qualité de vie. Et c’est précisément cela qui devrait, bien évidemment, être l’objectif premier de l’agenda pour le développement après 2015.
Je vous remercie.