par M. John Ralston Saul, Toronto, Canada · 15 octobre 2010 · 8 min
Votre Altesse,
Madame Clarkson,
Il y a 10 ans, Bob Rae et moi avons eu une idée, chacun de notre côté. Lorsque nous avons découvert que nous avions eu la même idée, nous avons décidé de la concrétiser. Nous en avons donc parlé à Rudyard Griffith, qui fit tout le travail à notre place, et ce de manière admirable, pour mettre sur pied notre projet. Nous avons organisé notre première conférence il y a 10 ans au Musée royal de l'Ontario, à environ 50 mètres d’ici, et l’avons depuis exportée à Halifax, Québec, Montréal, Calgary et Vancouver. Aujourd’hui, nous avons parmi nous trois de nos anciens conférenciers : George Elliott Clarke, qui est assis au premier rang et qui prononça la conférence à Calgary, Adrienne Clarkson, qui la prononça à Vancouver, et moi-même, qui la prononçai au Musée royal de l’Ontario voisin.
Nous avons réuni un groupe de penseurs et d’activistes venant de tout le pays, et tous sont assis ici, la plupart au premier rang. L’année dernière, c’est Sheila Watt-Cloutier, la grande activiste et environnementaliste inuite qui fut nommée au Prix Nobel de la paix, qui prononça la 9e conférence à Iqaluit. Croyez-le ou non, mais c’était la première fois qu’une conférence nationale était organisée dans l’Arctique. Nous pouvons en tirer deux conclusions : la première étant que le Canada a été incroyablement lent à s'intéresser au Nord, et la deuxième que c’était un honneur que la Conférence LaFontaine-Baldwin fût la première à le faire. C’était un événement réellement extraordinaire à mes yeux, et il était remarquable d’assister à la participation commune de tous, du commissaire, du Premier ministre, du maire, des écoliers, des Inuits de tous horizons... La table ronde était cette année-là résolument différente.
Vous vous demandez peut-être pourquoi nous avons initié cet événement il y a 10 ans.
Nous l’avons créé sur la base des idées de LaFontaine et de Baldwin. À l’époque, nous avions l’impression que les Canadiens ne comprenaient pas vraiment pourquoi ils agissaient correctement. (Oublions ce qui nous vient à l’esprit lorsque nous n’agissons pas bien.) Non, nous ne savions pas pourquoi nous faisions les choses correctement. Beaucoup d’entre nous pensaient que l’origine de tout cela se cachait derrière le « grand ministère » de 1848, le premier gouvernement démocratique du Canada, aux côtés du gouvernement Joseph Howe en Nouvelle-Écosse, et derrière le fait que ses créateurs avaient à l’époque mis en place tout ce qui caractérise au mieux le Canada de nos jours. Je rappelle que tous les événements liés à ce « grand ministère » se déroulèrent sous le mandat d’un gouvernement qui ne dura que trois ans, de 1848 à 1851, à Montréal et à Toronto, et je compte également l’incendie du Parlement et d’autres événements mineurs. Pourtant, ce fut une période charnière dans l’orientation du Canada moderne. C’est à cette époque que fut créée l’idée d’éthique organisée et pluraliste du Canada ; le pays à son meilleur. Il est intéressant de noter que ce gouvernement fut porté au pouvoir en partie à cause des mauvais traitements infligés aux réfugiés irlandais en 1847, ce qui amena les électeurs à croire que le Pacte de Famille et la Clique du Château ne pouvaient gérer une immigration juste et équitable. - Rien n’a changé, n’est-ce pas ? Le même sujet est toujours sur la table. - C’est pourquoi ils mirent sur pied un gouvernement réformiste qui s'intéressait à la justice, à l’immigration et à la citoyenneté de façon juste, et créèrent la première loi du premier gouvernement démocratique du Canada, qui visait à établir des règles équitables en matière d'immigration pour protéger les immigrants et les nouveaux citoyens.
En trois ans, ils façonnèrent ce qu’il y a de plus noble dans la personnalité canadienne et mirent en place des centaines de lois. En trois ans, ils firent passer des réformes les unes après les autres avec une détermination presque terrifiante. Tout notre système de justice contemporain, tous les éléments qui, aujourd’hui encore, fonctionnent dans le cadre de ce système, prirent racine entre 1848 à 1851. C’est aussi à cette période que le système d’éducation publique et la fonction publique professionnelle entrèrent en vigueur. LaFontaine et Baldwin signèrent la fin des éléments encore existants des systèmes de classes britannique et français.
Ils se débarrassèrent du système seigneurial, instaurèrent la libre utilisation des routes sans contrepartie monétaire et mirent en place un système postal égalitaire, une grande structure de communication entre tous les citoyens.
Je peux encore citer la suppression de l’emprisonnement pour dettes, les universités publiques... toutes ces réformes émanent du « grand ministère ». La loi de l’Université de Toronto de Robert Baldwin instaura un modèle pour les universités publiques partout au Canada aujourd’hui, car c’est lui qui créa les universités publiques avec celle de Toronto. Bien sûr, lorsqu’on va à l’Université de Toronto, il n’y a pas une statue, une plaque, un bâtiment ou une route portant son nom. C'est la manière canadienne typique d’honorer un homme important. Peut-être pouvons-nous faire quelque chose à ce propos. Il y a 10 ans, tout le monde avait oublié LaFontaine et Baldwin. Ce que le « grand ministère » avait accompli avait également été oublié. En créant cette conférence, nous voulions ramener ces hommes et leur travail dans la mémoire collective de notre pays, et nous pensons qu’en le faisant, nous encourageons tous les Canadiens à honorer les racines de la justice et de l’égalitarisme au Canada.
Il était donc logique que, lorsque Adrienne et moi avons créé l’Institut pour la citoyenneté canadienne (ICC), la Conférence LaFontaine-Baldwin soit mise sous sa responsabilité. Même si j’en suis le coprésident, je me permets de dire que l’ICC est une organisation formidable. Il existe beaucoup de programmes pour les immigrants au Canada, mais ils ne sont ni assez nombreux, ni assez efficaces. Nous devons donc travailler davantage à cet égard. En revanche, il n’existe presque aucun programme pour les nouveaux citoyens. Pour rappel, 85 % de nos immigrants deviennent citoyens dans les cinq années qui suivent leur arrivée. Mais le jour où ces personnes deviennent officiellement des citoyens, d'une manière une fois de plus très canadienne, nous leur disons « vous êtes citoyens maintenant, au revoir ! Vous arriverez à vous débrouiller. » Il n’existe presque rien pour aider les citoyens à s’impliquer dans la vie citoyenne. À l’ICC, nous pensions donc que nous devions travailler sur ce sujet, mais aussi montrer aux Canadiens qui sont nés sur le territoire que le fait qu’ils y soient nés ne fait pas d’eux de bons citoyens pour autant. Être actif et impliqué dans la vie citoyenne, voilà ce qui fait un bon citoyen.
Voilà pourquoi l’ICC travaille avec Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada. Nous accueillons de nombreuses de leurs cérémonies communautaires de citoyenneté. La plupart des cérémonies de citoyenneté durent environ 45 minutes, et il y en a 3 000 par an. Les cérémonies de l’ICC durent trois heures. La première heure consiste en une table ronde - ce qui va se passer demain matin y ressemble d'une certaine façon - entre Canadiens établis et nouveaux Canadiens sur ce qu’est la citoyenneté. Et les idées intéressantes viennent en général des nouveaux citoyens. Nous comptons 26 groupes bénévoles à travers tout le pays. Nous avons créé ce que nous appelons le Laissez-passer culturel, qui est maintenant distribué à l’échelle nationale. Il permet aux nouveaux citoyens officiels, soit environ 300 000 personnes par an, de s'inscrire automatiquement pour bénéficier d’une adhésion gratuite d’un an pour eux et leur famille dans toutes les galeries d’art ou tous les musées publics. Nous développons actuellement un laissez-passer d’accès à l’arrière-pays pour que les nouveaux citoyens puissent se rendre dans le nord du pays, à l’extérieur des villes, car ils en ont tout autant le droit que tout autre citoyen. Nous avons lancé un concours pour identifier les meilleures pratiques pour les nouveaux citoyens du pays. Nous annoncerons les premiers résultats cet automne. Actuellement, nous menons une étude qui porte sur les nouveaux citoyens et sur l’éducation, et dont les résultats seront également annoncés à l’automne. En outre, nous avons nommé une nouvelle directrice générale, Gillian Hewitt Smith. Puisque vous êtes tous ici pour cette merveilleuse soirée, je profite de cette occasion pour ajouter que nous sommes à la recherche active de bénévoles pour tous nos programmes, et que vous pouvez vous inscrire dehors si cela vous intéresse.
Permettez-moi de conclure : en dehors de toutes ces lois et de toute cette structure, LaFontaine et Baldwin ont accompli trois autres choses majeures. Les structures qu’ils ont mises en place étaient toutes fondées sur l’égalitarisme et l’inclusion dans la société canadienne, et je pense que ce sont des valeurs qui restent au cœur de ce qui se fait de mieux au Canada. Deuxièmement, ils ont introduit quelque chose de vraiment radical pour un État-nation occidental au milieu du 19e siècle, mais aussi contemporain : le principe de modération, et je dirais qu’il s’agit de la principale qualité d'un gouvernement au cours d'une période difficile. Le principe de modération consiste à faire passer les citoyens avant même l’ordre. Les émeutes de 1849 constituèrent une vaste mise à l’essai de cette démocratie – LaFontaine et Baldwin prendraient-ils exemple sur leurs homologues Européens et enverraient-ils les troupes tirer sur les émeutiers et les mettre en prison, ou allaient-ils trouver un nouveau moyen civil de régler ce problème sans entraîner une quelconque dissension parmi les citoyens ? Ils choisirent la deuxième solution et inventèrent ainsi le principe de modération dans la gouvernance. D’une certaine façon, les idées de Gandhi et de Mandela prennent racine ici, à Montréal, en 1849. On retrouve cet objectif de faire face à l’horreur de la violence de l’État et de l’abus de son pouvoir. Enfin, ils ont brisé l’idéologie, si fortement ancrée à cette époque, et qui revient malheureusement aujourd'hui, d’un État-nation monolithique. Selon cette doctrine, principalement européenne et américaine, un État-nation est une chose à part entière, et une société forme un ensemble dans lequel il ne peut y avoir qu’une seule religion dominante, qu’une seule culture, qu’une seule langue et qu’une seule légende, sous peine de voir éclater une guerre civile. Cette idéologie, complètement absurde, avançait qu’il y aurait une guerre civile au Canada si LaFontaine et Baldwin tentaient d’y mettre un terme. Bien sûr, ils n’accordèrent pas d’importance à ces menaces et développèrent l'idée que les citoyens sont tous liés, ce qui leur permit de contourner cette obsession religieuse, raciale et linguistique des Européennes. Selon cette vision, les citoyens sont tous liés par un concept commun de l'intérêt public. Ils sont liés par leur capacité à imaginer la présence des autres. S'ils peuvent faire ça, les aspects comme la religion, la langue et les origines deviennent secondaires et des sujets bien plus simples à aborder. LaFontaine et Baldwin commencèrent donc par réunir les Français et les Anglais et les catholiques et les protestants. Leur idée n’était pas de leur fermer la porte, mais plutôt de leur montrer qu’il était possible de former une société complexe et d’y intégrer le principe d’inclusion, qui pouvait s’étendre à d’autres personnes, qui sont arrivées rapidement dans le sillage de cette évolution, comme les Irlandais en 1847. Voici les débuts juridiques, politiques et philosophiques du pluralisme canadien.
J’invite maintenant la Très Honorable Adrienne Clarkson à présenter Son Altesse.
Merci beaucoup.