par Oleg Grabar, Doha, Qatar · 24 novembre 2010 · 20 min
C’est avec une grande fierté et beaucoup de gratitude que j’accepte le Prix spécial du Comité directeur du Prix Aga Khan d’Architecture, après Hassan Fathy, Rifat Chadirji et Sir Geoffrey Bawa. C’est un véritable honneur de rejoindre un cercle si distingué et, plus encore, d’en être le premier membre à ne pas être architecte, urbaniste ou même décisionnaire à un niveau dont le terme fut utilisé dans les délibérations du comité directeur il y a de nombreuses années (et un terme sur lequel je reviendrai), mais un universitaire et enseignant ayant passé sa vie dans les universités et les instituts de recherche à apprendre et à transmettre aux autres au travers de conférences, de séminaires et d’écrits ce que j’avais moi-même appris et compris. Mon allocution s’appuiera par ailleurs sur ces deux thèmes du savoir et de l’éducation.
Je me permets d’ajouter que je vous ferai part de certains souvenirs quelque peu sentimentaux, par lesquels j’aimerais d’ailleurs commencer, car ils ont eu une incidence sur mon travail de ces 35 dernières années, sur le sujet de mon discours et sur ce que nous pouvons attendre de l’avenir.
Il y a environ 35 ans, lorsque j’étais membre du premier comité directeur formé pour aider Son Altesse l'Aga Khan à échafauder ce qui était alors simplement le Prix Aga Khan d’Architecture et ce qui est aujourd'hui une immense initiative présente sur cinq continents, ses espérances et sa vision quant à la croissance et au développement de l’environnement des musulmans, où qu’ils vivent et travaillent, étaient déjà au cœur de ses pensées, mais, avec tout le respect que je lui dois, ni lui ni aucune des six ou sept autres personnes réunies pour l’aider n’avait une idée claire de ce qu’il fallait faire et de la façon de concrétiser sa vision. Malheureusement, nous ne connaîtrons jamais le fin mot de cette histoire, car elle implique une dizaine de souvenirs distincts et parce que certaines des personnes qui jouèrent un rôle majeur à l’époque ne sont plus parmi nous aujourd’hui. De plus, à mon souvenir, aucune trace cohérente des discussions inventives et créatives n’a été conservée entre cette dizaine d’hommes et de femmes imaginatifs, travailleurs et vifs grâce auxquels le Prix est ce qu’il est de nos jours.
À cette époque, deux questions principales dominaient nos échanges. La première était : existe-t-il un phénomène culturel abstrait que l’on pourrait qualifier d’architecture islamique, mais qui ne constitue pas simplement un type d’architecture utilisée par les musulmans dans le passé ou dans le présent, qui pourrait être défini différemment de ce qui se fait ailleurs ou pour d’autres groupes humains ? Et comment découvrir de quoi il s’agit ? L’autre question était : une fois que nous avons mis les mots dessus, comment pouvons-nous faire savoir au monde en général et aux communautés musulmanes en particulier de quoi il s’agit ou s’agissait ? L’objectif, ou l'un des objectifs du Prix, était de contribuer à la conservation de la qualité et de l’originalité présumée de cette architecture, tout en l’adaptant aux pratiques économiques, techniques et culturelles les plus efficaces à ce jour. À l’époque, nous pensions assez simplement que le passé, à l’échelle locale, était presque toujours authentique et exemplaire, et que les voies universelles contemporaines étaient dénuées de sens. Nous avions clairement tort, principalement parce que nous ignorions ce qui se passait réellement et que nous étions nous-mêmes sujets à des préjugés très étroits. Nous ressentions tous une certaine vulnérabilité. L’un des principaux objectifs de nos réunions était donc d’acquérir des connaissances vis-à-vis des pratiques de planification et de construction et d’élaborer un programme d’enseignement créatif à cet égard. Nous ne devions pas nous limiter à des opinions arbitraires ni à des doctrines vraisemblablement établies.
Dans une certaine mesure, cette mission que nous poursuivions il y a de nombreuses années était justifiée par une tradition (hadith) souvent citée et attribuée au prophète Mahomet (que la paix soit sur lui et sur sa famille), selon laquelle le savoir doit être recherché partout où il se trouve, même en Chine. Au septième siècle de l’ère commune et au premier siècle de l’Hégire, parler de la Chine était un moyen de faire référence à un monde lointain connu pour exister et avoir de l'importance, mais difficile d’accès. L’idée que véhicule cette tradition est que le savoir se cache partout, et qu'aucun élément qui le constitue ne doit être rejeté sans avoir été évalué. Ces deux réflexions sont toujours pertinentes aujourd'hui. Le savoir émane en effet de partout, et la Chine est devenue un acteur central dans les domaines culturel et économique du monde moderne. En revanche, il y a quelque chose qui a énormément changé depuis l’époque du Prophète et qui continue de changer de manière pratiquement imprévisible : la nature du savoir et les moyens en notre possession pour l’appréhender.
À ma connaissance, les commentaires contemporains concernant ce hadith n’évoquent jamais l’éducation. À l’époque du Prophète, la transmission de connaissances pratiques ou philosophiques était relativement simple et se faisait en écrivant, en copiant et en lisant des livres, mais aussi à l’oral, donc de mémoire, et par la pratique continue de procédures artisanales transmises de père en fils, de maître en apprenti et d’une région à une autre . N’importe quelle personne capable et intelligente pouvait alors maîtriser la plupart de ce qui était connu. L’étendue du savoir de nombreuses personnes talentueuses ayant vécu avant le 17e siècle peut parfois nous paraître totalement stupéfiante, d’autant plus que ces personnes se faisaient rares à l’échelle globale. L’éducation ne faisait qu'un avec l’information et le savoir était appliqué partout où il y avait une bibliothèque et quelques personnes alphabétisées et intéressées, ou dans des ateliers d’artisans.
Aujourd'hui, la situation est radicalement différente. Il existe autant de centres qui produisent de nouvelles informations qu’il existe de pays dotés d’universités, d’écoles techniques, d’instituts archéologiques, d’hôpitaux, de cabinets d’architectes ou encore de musées. J’avais un jour compté qu’une grande partie de ces informations était disponible en 26 langues, et je suis persuadé que ce chiffre est bien plus important maintenant. Ces informations existent au travers de millions de livres, de centaines de journaux et de milliers de rapports, et maintenant, grâce à Internet et à Google, nous avons accès au savoir partout dans le monde, du moins en théorie. Les collections de musées sont photographiées et documentées, ce qui permet de conserver des expositions ad vitam æternam sur DVD. Et je suppose que les cabinets d’architectes et les archéologues conservent tout ce qu’ils trouvent sur une quantité astronomique de supports numériques. Pour faire court, la quantité d'informations disponibles est colossale. Elle est si grande qu’elle ne peut être maîtrisée et qu’il est facile d'oublier ce que l’on vient de découvrir quelques minutes auparavant. On ne peut plus clamer que l’on connaît tout sur tout à l’art islamique, aux projets architecturaux d’aujourd'hui, à l’archéologie ou aux objets d'une autre période de l'histoire, ou même à propos de toute autre chose qu’un échantillon étroit d'informations en constante évolution.
Et je peux même aller encore plus loin. Comme je l’ai découvert récemment en assistant à une conférence sur la physique prononcée par un lauréat contemporain du Prix Nobel, ce que nous voyons et pouvons décrire comme une variété de personnes dans ce bâtiment présent n’est qu'une seule réalité, une seule vérité. L'homme, l’architecture ou n’importe quel espace peuvent également être définis comme un nombre infini de quarks et d’électrons en mouvement constant. Cette réalité particulière est invisible et ne peut se mesurer que par des formules mathématiques. Il est même assez intéressant de constater que ce fait d’une réalité invisible (je suppose que pour les physiciens contemporains, il existe plusieurs de ces réalités parallèles) de tout ce qui existe coïncide à bien des égards avec la théorie de l’atomisme, formulée dans la Grèce antique et qui s’est ensuite transformée au 9e siècle à Bagdad. Cette théorie reconnaissait l’existence d'une réalité invisible de toutes les choses, une réalité qui était ou qui pouvait être modifiée. Seul Dieu avait le pouvoir de modifier ou de garder en état ces choses, c’est-à-dire nous en tant que personnes, ou tout ce qui nous entoure, y compris ce que nous pensons avoir créé. Dans cette ancienne vision, la vérité a toujours été une et invisible, alors que notre propre science aujourd'hui suppose l’existence de plusieurs vérités parallèles, en plus de celle que nous voyons de nos propres yeux. Il arrive souvent que les explications transcendantales et celles démontrées en laboratoires se rapprochent les unes des autres, sans jamais pouvoir se rencontrer, car les unes sont en fin de compte fondées sur des croyances et les autres sur des expériences. Tout ceci entre dans la sphère d'un sujet que je n’aborderai pas aujourd'hui, sauf peut-être en quelques mots lors de ma conclusion, mais qui n’en demeure pas moins important. Comment séparer ce que nous savons de ce que nous croyons ? Séparons-nous ce que nous savons de ce que nous croyons ? Devrions-nous le faire ?
Cette explosion contemporaine de données a, par nécessité, entraîné deux voies d’appréhension. L'une d’elles consiste à restreindre ses compétences et à ne revendiquer un savoir total ou presque total que dans des domaines étroitement définis, par exemple le monde ottoman du 18e siècle, la céramique d’Iran, la construction de minarets ou la contribution de Hassan Fathy à l’architecture contemporaine dans le monde islamique. Cette voie, la spécialisation, vient ordonner les connaissances et tend à être déterminée par les restrictions étroites définies par des compétences linguistiques limitées, par une conscience limitée du domaine en question ou même par des capacités intellectuelles limitées. La spécialisation tend ainsi à devenir nationale et linguistiquement restreinte, mais elle suppose une rigueur et une exhaustivité dans le traitement des sujets qu’elle concerne. Elle nécessite également un grand nombre de spécialistes tout aussi compétents, répartis de manière homogène partout dans le monde et parlant différentes langues, connaissant d’autres histoires et pouvant, ou non, trouver des moyens de communiquer les uns avec les autres. Toutefois, à terme, il est impossible de venir au bout de cette spécialisation, et cette façon de procéder contraint à mentir sur ce que l’on sait ou à projeter arbitrairement une expérience limitée à d’autres domaines de connaissances.
Je me permettrai de vous citer un exemple historique, même si j’aurais pu tout aussi bien mentionner les courants politiques modernes. À partir du 10e siècle, le domaine des ornements architecturaux traditionnels d’Andalousie, en Espagne, ou en Égypte, en Irak et en Asie centrale, est dominé par une géométrie complexe. Il est facile d’affirmer qu’il s’agit du résultat d'un courant de pensée religieuse et philosophique islamique qui rejetait ou évitait les ressemblances avec les créations naturelles et trouvait dans la géométrie une vérité abstraite à laquelle nous pourrions attribuer des valeurs esthétiques. Mais il est également possible de démontrer que des théories mathématiques relativement différentes ont été développées en Asie centrale et en Andalousie, et que la pratique de l’artisanat était également très différente dans les deux régions. Les constructions existantes ne reflétaient alors pas les mêmes principes de pensée, et des interprétations sociales et culturelles différentes doivent ainsi être avancées pour expliquer des motifs curieusement similaires, et notamment pour expliquer un transfert similaire de la pensée abstraite aux formes architecturales. À cet égard, il est facile de formuler une interprétation universelle ou panislamique, car les forces extérieures, politiques ou culturelles exigent aujourd'hui l’existence d'une telle interprétation, alors qu’en réalité, pour un chercheur ou un étudiant conscient des caractéristiques de plusieurs histoires distinctes, des facteurs sociaux, ethniques, religieux et intellectuels très différents entraient en jeu. Mais quel est le plus important, la recherche de la vérité et la connaissance finale de cette vérité par l’historien, ou le besoin du dirigeant politique ou social contemporain de satisfaire ses besoins affectifs ? Quelle que soit la réponse, celle-ci restera fortement ancrée sur les plans politique et idéologique. Je vais vous présenter toutefois un cas sans implications politiques profondes. Il y a de nombreuses années, alors que je participais à une table ronde en Indonésie avec Hassan Fathy, ce dernier prononça un discours très éloquent sur la nécessité d’économiser l’eau au sein des sociétés islamiques et fit référence à des exemples arabes ou égyptiens pertinents. Toutefois, le public indonésien répondit qu’à Java, l’eau représente un danger contre lequel il est nécessaire de se protéger, et que les principes de foi n’entrent pas en jeu à cet égard. Alors, quelle position paraît la plus « islamique », celle qui prône la sauvegarde de l’eau, ou son opposée, qui préconise de s’en débarrasser de la manière la plus efficace qui soit ?
L’autre voie créée par l’explosion d’informations m’a été décrite il y a quelques années par l’un des premiers activistes d’Internet, qui avait de grandes connaissances en sciences physiques et naturelles et qui installait alors un nouvel ordinateur dans mon bureau. Il voulait me faire comprendre les immenses avancées que représentait ce nouvel objet vis-à-vis de mes recherches. Tout comme pour, apparemment, la chimie, il m’expliqua que je pouvais recevoir automatiquement, chaque semaine, sous forme de newsletter, ou aujourd'hui de courriel, un résumé en anglais accompagné d’illustrations de chaque publication sur l’histoire de l’art islamique ou sur la pratique des architectes contemporains, et même sur les deux. Un tel rapport comporterait même un avis sur l’importance et la valeur des informations transmises, quelles que soient leur provenance ou leur langue de rédaction initiale. Même si l'on admet que son enthousiasme hyperbolique pour les newsletters hebdomadaires accorde plus de crédit que mérité aux activités des quelques personnes qui travaillent dans le domaine des arts du monde musulman, son point de départ était relativement simple. L’explosion d'informations est avant tout un véhicule dans lequel tout est rassemblé et qui nécessite ainsi la formation d'une classe de gestionnaires intermédiaires - je suppose que l’on pourrait aujourd'hui les appeler consultants ou assistants administratifs - qui canalisent les informations et les évaluent avant que les autres utilisateurs n’y aient accès. À l’échelle collective, ils seraient compétents dans toutes les langues concernées, auraient une bonne maîtrise de l’anglais et suivraient un type de formation qui garantirait l’exactitude de ce qu'ils rapportent et sa pertinence vis-à-vis de tout ce dont nous avons besoin et tout ce que nous savons déjà.
En chimie, comme dans les courants politiques contemporains, cette exactitude est soumise à variation, et nombreux des échecs des dirigeants politiques de notre époque s’expliquent par le fait que les experts ne parviennent pas à suivre le rythme du changement. Les choses sont probablement quelque peu plus simples en ce qui concerne l’architecture. Dans une certaine mesure, dans notre vaste domaine de l’environnement construit par l’homme dans le monde islamique, cette possibilité de consultation des informations est en partie proposée par ArchNet, la base de données en ligne créée par le Programme Aga Khan de Harvard et du MIT. Mais c’est un fait plus ou moins vrai seulement en ce qui concerne la consultation d'informations. En revanche, je ne suis pas certain qu’ArchNet possède des capacités critiques bien développées et soit capable de réagir rapidement et de manière judicieuse aux nouvelles connaissances et de les diffuser à toutes ses parties prenantes, qu’elles l’aient demandé ou non. Une partie de mon incertitude à cet égard ne découle pas tant de défaillances dans le fonctionnement d’ArchNet, mais de l’absence de grandes catégories de compréhension de l’architecture qui seraient automatiquement connues de tous et systématiquement incluses dans toute nouvelle information. Nous ne pouvons pas nous attendre à quelque chose d’aussi direct et universel que des formules mathématiques, mais nous devrions être en mesure de développer des catégories types de description et d'interprétation qui seraient exprimées dans n’importe quelle langue.
Voici un exemple simple d'une telle catégorie : le matériau de construction, qu'il s’agisse de pierre, de bois, de brique ou de béton. Nous pensons connaître la signification réelle des termes que je viens d’énoncer, mais il suffit pourtant de lire n’importe quel livre en russe ou en ouzbek sur l’architecture du Khorassan et de la Transoxiane pour perdre tous ses repères à la découverte des termes utilisés pour les différents types de briques de terre qui semblent avoir été utilisés dans ces régions. Bien sûr, il existe des catégories de compréhension bien plus complexes qui sont soit, comme le style, impossibles à définir, soit, comme le design, trop difficiles à expliquer en théorie, sinon en pratique. Enfin, alors qu'il existe des moyens de rendre les connaissances architecturales disponibles pour tous, ce n’est pas le cas des autres arts, où les connaissances sont encore extrêmement désorganisées et où très peu de catégories d’identification et de description ont été créées. Cela nous mène à un nouvel exemple. Tous les musées exposent certains de leurs trésors dans le cadre de collections fermées liées à un donateur ou à un lieu, mais les historiens, eux, sautent toujours d'une collection à l’autre à la recherche de données comparatives ou pour éclaircir des séries complètes d'objets, comme les céramiques fatimides d’Égypte ou les miniatures mogholes par exemple. Chacun de ces processus nécessite pourtant des informations de base très différentes.
Sans pour autant le suggérer comme une possibilité immédiate, j’ajoute qu’il est possible d’exprimer ces catégories de compréhension sous forme de dessins, de graphiques, de modèles ou encore de symboles visuels, habituellement faciles à stocker et à comprendre et disponibles dans la seule langue que chaque professionnel, qu’il s’agisse d'un chercheur ou d'un urbaniste, aurait à apprendre. Néanmoins, en portant un regard sur les conclusions absurdes que nos gouvernements tirent si souvent des statistiques et des modèles établis par les économistes, je suis assez craintif à l’idée même de suggérer cette approche. À terme, une autre personne le fera sans doute bien mieux que moi.
Permettez-moi désormais de résumer la première partie de mon allocution. L’explosion des connaissances sur l’architecture, l’environnement construit en général, et sur toutes les autres formes d’art des régions où, aujourd’hui comme dans le passé, les musulmans sont ou étaient présents et actifs, se divise en deux composantes. Nous avons l'information pure, cet immense corpus de documents qui concerne de nombreux sujets : bâtiments individuels ou groupes de bâtiments créant de véritables espaces, documentation écrite comportant des récits descriptifs de l’environnement construit et les restrictions légales qui y sont rattachées (je pense aux milliers de waqfiyahs subsistantes qui traitent de l’environnement urbain de la plupart des villes islamiques), récits des multiples façons dont les constructions ont été ou sont utilisées, témoignages critiques sur la réception du public, ou même considérations philosophiques et littéraires qui ont pu être faites à cet égard, même s’il y en a peu, du moins à ma connaissance. Mais pour savoir comment tracer son chemin au travers de cette masse d'informations, nous avons besoin de connaissances, de codes, de protocoles et de moyens d’accéder à des données qui ont déjà été traitées pour en faciliter l’utilisation. Ces codes doivent toujours être créés, si nous espérons rendre cette masse d'informations utilisable d’une quelconque manière intellectuelle ou morale. C’est ici que ma façon de présenter les faits me mène aux personnes qui dominent l’univers architectural et artistique, les mécènes de l’art et des musées, les amateurs d’œuvres d’art, en somme, les décisionnaires à qui nous devons tant de choses. Selon moi, ces personnes ont la responsabilité, et dirais-je même l’obligation, de soutenir la création d’un tel système d’accès à l'information et de contribuer pendant plusieurs années au travail d’équipes de jeunes hommes et femmes qui pourraient le développer et le gérer. Cette tâche pourrait à l’origine s’avérer onéreuse, car des erreurs seront irrémédiablement commises, et je pourrais vous raconter plus d'une histoire saugrenue ou comique à propos des erreurs que nous avons commises y a plus de trente ans, alors que nous mettions sur pied le Prix Aga Khan d’Architecture et ArchNet. Mais au terme de ce processus, l'information peut être comprise et rendue accessible à tous ceux qui en ont besoin sous une forme acceptable.
Pourtant, l’enjeu n’est pas simplement de créer des catégories de description et de compréhension. Il faut également faire entrer ces catégories dans l'intelligence des personnes et des groupes. C’est ainsi que je comprends les objectifs et les exigences de l’éducation, et je souhaiterais maintenant émettre quelques remarques sur ce qu’elle est et sur son fonctionnement.
L’éducation peut et devrait être interprétée selon trois niveaux différents.
Le premier niveau est celui de l’érudition. Il s’agit du niveau des experts. Il est le plus élevé, car il va bien au-delà des connaissances existantes pour s’étendre à la création d’autres connaissances, mais aussi parce qu’il est - ou devrait être – en mesure de communiquer avec l’ensemble du savoir dans tous les domaines des sciences humaines et sociales. J’insiste sur ce point, car je suis convaincu que la compréhension comparative est une caractéristique clé du niveau de l’érudition. Entre autres choses, elle permet également d’éviter la domination des modèles occidentaux. Au fil des années, j’ai beaucoup bénéficié de ce que j’ai appris des théories contemporaines du structuralisme et de la linguistique et je dois une grande partie de ma compréhension de l’art islamique aux méthodes plus développées pour appréhender l’art occidental. Toutefois, cet usage ne signifiait pas que les œuvres de l’art islamique étaient similaires aux œuvres occidentales, mais il impliquait l’existence de principes généraux et universels étayant notre compréhension des arts. De ce fait, un bon spécialiste de l’art islamique devrait facilement être prêt à traiter de l’art chrétien ou classique.
Ce niveau est aussi le plus facile à gérer et à comprendre. Naturellement et professionnellement, il est centré sur un maximum d'informations et sur le développement d’idées. Il n’est limité que par les barrières linguistiques et intellectuelles de ses membres et par le temps qu’ils y consacrent. La création de postes de consultants ou d’assistants, comme je l’ai mentionné plus tôt, et l’amélioration du fonctionnement d’Internet devraient déboucher sur un niveau d’érudition qui renforcerait l’apprentissage individuel et qui serait disponible par le biais des mécanismes habituels de l’enseignement supérieur, comme les séminaires pour les étudiants, les colloques pour les professionnels, la publication de livres dont le public est nécessairement limité ou au travers de périodiques souvent méconnus. Toutefois, ce niveau restera toujours relativement restreint, car il exige non seulement de nombreuses compétences techniques, notamment linguistiques, mais aussi parce qu’il nécessite une passion pour l’apprentissage, ce qui prend du temps, occupe une grande partie de l’esprit et qui n’existe que chez quelques personnes.
J’en arrive au deuxième niveau, que nous pouvons considérer comme étant celui du leadership social. Il concerne ces personnes et institutions qui dirigent les gouvernements et les entreprises financières ou industrielles et définissent le contexte culturel de leurs actions. Elles prennent des décisions concernant les programmes scolaires et universitaires, produisent des films et des programmes télévisés, publient des journaux et des magazines et parrainent de nouveaux projets. La forme des gouvernements dans lesquels ces personnes opèrent est très variable, et entre leurs mains se trouve quelque chose d’encore plus important que le financement d'immeubles ou les interactions liées à leurs activités sociales et politiques. Elles offrent des prix et des récompenses et acceptent ou rejettent l’arrivée de nouveaux investisseurs dans un projet, qu’il s’agisse d'un aéroport, d'une université ou de la restauration d'un édifice historique. Ce sont elles qui décident si une chose en particulier sera qualifiée d’islamique, d’arabe ou d’égyptienne et définissent les caractéristiques à retrouver dans la préparation de projets d'urbanisation. Elles reconnaissent ou au contraire changent les symboles - drapeaux, parfois vêtements ou simplement couleurs - associés de façon crédible à un territoire ou à une culture. Le pouvoir de ce niveau est immense, et les responsabilités qui en découlent le sont tout autant, mais il est beaucoup moins clair de savoir envers qui ces personnes sont responsables. Il est assez simple d'identifier les objectifs et les ambitions de ce niveau de l’éducation, mais il est plus compliqué de décrire les manières de l'influencer et de l’améliorer. Il faut éviter de contrôler la pensée ou de proclamer des ensembles obligatoires de formes et de doctrines nationales, ethniques ou religieuses. Mais comment, face à de nombreuses formes existantes de savoir, conserver un esprit d'ouverture qui garantirait que tout ce que l’on soutient reflète les traditions lorsque cela est nécessaire, sans devenir ridiculement égocentrique ou entièrement transformé par les importations étrangères ? Quand peut-on abandonner ses obligations envers le passé et adhérer à un présent en conflit avec ce même passé ? Il n’est pas simple de répondre à ces questions, et elles doivent être traitées par ceux qui conseillent les dirigeants, si ce n’est pas ces dirigeants eux-mêmes. Et elles nécessitent un niveau d’éducation très large et une certaine passion.
J’en arrive au troisième niveau, l’éducation du grand public. De nombreux mythes et mensonges hantent la mémoire collective de petits et de grands groupes de personnes. De telles méconnaissances peuvent se révéler dangereuses, notamment lorsqu’elles sont reprises par des médias ignorants ; elles peuvent entraîner la destruction de monuments ou de sites, l’assassinat d’opposants ou, à un niveau moins inquiétant, la diffusion de faux slogans ou le soutien de causes douteuses ou d'opinions tout bonnement inacceptables. Les événements récents, souvent tragiques, parfois simplement aberrants, gravitant autour du Prophète ou du port de la burqa ont montré combien il est facile d'inspirer des actions au travers de l’ignorance et d’attiser la destruction au lieu d’encourager le dialogue. J’aborde ici un sujet éloigné de mon domaine de connaissances et de compétences, mais je pense que l’éducation publique doit se concentrer sur les médias partagés par le plus grand nombre, comme la radio, le cinéma et la télévision, et sur les écoles primaires et secondaires fréquentées par tous, garçons et filles. La sensibilisation et la formation des enseignants du primaire et du secondaire me semblent essentielles, car ce sont des éléments qui façonnent à terme les croyances, les comportements et les passions de tous les hommes et de toutes les femmes. Dans le cas des enseignants, il devrait être relativement simple de développer des programmes adéquats, car la plupart d’entre eux ont le désir d’éduquer les plus jeunes, même lorsqu'ils n’ont pas toutes les informations concernant la matière qu'ils doivent leur enseigner. En revanche, les choses sont beaucoup moins limpides lorsqu’on aborde les médias, qui sont si souvent responsables des drames d’aujourd'hui. Mais, une fois encore, il s’agit d'un domaine dans lequel j’ai peu de connaissances factuelles et dont la discussion doit être laissée à d’autres.
Dans le premier niveau que j’ai décrit, celui de l’érudition dans les connaissances et l’éducation, les besoins sont assez clairs et ne nécessitent que des éléments techniques importants pour fonctionner. Ainsi, les professions de chercheurs, d’enseignants et de penseurs dans les universités et dans les écoles professionnelles, mais aussi de professionnels experts, sont accessibles avec un minimum d’efforts, une fois que certains mécanismes d'information et de jugement sont développés et que l’écart entre pays riches et pauvres est réduit. Les choses sont plus compliquées lorsqu'on aborde l’éducation des dirigeants et du grand public. Le Prix Aga Khan d’Architecture et ses nombreuses composantes sont, à ma connaissance, les seules organisations qui ont essayé d’atteindre des publics très éloignés des professionnels de l’architecture. Toutefois, je n’ai pas connaissance d’une quelconque description formelle des initiatives du Prix ou d’évaluations professionnelles de son impact, en dehors du moment de fierté et de joie qui accompagne toute remise de prix.
Je voudrais conclure mon allocution en répétant, tout d’abord, que beaucoup a été accompli dans la pratique de l’architecture dans les sociétés islamiques et dans la sensibilisation du monde à la qualité de cette architecture et des talents de ceux qui en sont à l’origine. Il y a 35 ans, nous avions constaté que les étudiants des écoles professionnelles s'inspiraient de modèles exclusivement européens et américains, et non de leur propre côté du monde ; et Hassan Fathy était plus une personne publique qu’un réel modèle. Cette affirmation n’est plus d’actualité, car les architectes du monde musulman sont désormais capables de comprendre l’expression vernaculaire de leur architecture et en ressentent même parfois une certaine fierté, alors qu’ils exercent avec succès dans le monde entier. En outre, l'information est accessible relativement partout, même si la systématisation de sa mise à disposition est encore insuffisante et que des interprétations souvent douteuses peuvent en découler. En général, les niveaux de connaissance et de pratique ont considérablement changé et peuvent répondre aux nobles idéaux évoqués il y a 35 ans. D’autres choses ont également changé. La chute de l’Union soviétique a fait entrer sept nouveaux pays dans notre conscience collective et, plus important encore, a libéré un haut niveau de savoir-faire technique, encore mal exploité à cause des barrières linguistiques. L’Afrique et la Malaisie musulmanes ne se traduisent plus par les expériences visuelles inconnues qu’elles représentaient alors. Enfin, les complexités de la présence musulmane dans les pays non musulmans ont touché les esprits de tous les hommes et de toutes les femmes, malheureusement pas toujours d'une bonne manière.
Ce sont là autant d’évolutions qui auraient pu nous rendre tous plus riches et plus lucides dans notre compréhension du vaste monde musulman. Mais cela a-t-il été le cas ? Pas toujours. Assez paradoxalement, elles ont renforcé un certain chauvinisme ; peu de penseurs, de professionnels ou de vulgarisateurs s’attachent réellement à découvrir ce que le Maroc, l'Ouzbékistan ou la Malaisie ont en commun, par exemple. Il est devenu plus simple de se fermer plutôt que de se noyer dans un trop-plein d'informations parallèles. Cette évolution est clairement liée à la montée des nationalismes locaux de toutes sortes et ne s’estompera peut-être pas, et les passions nationales sont si effroyablement ancrées chez les hommes et les femmes que je ne peux qu’espérer que l’humanisme mondial que je souhaite prôner ne soit pas une vague espérance. En parallèle, la montée de l’extrémisme violent chez les musulmans et la réaction destructrice et insensée des non-musulmans à cet égard ont conduit, dans le contexte de nos objectifs pratiques et académiques, à une préoccupation quasi paranoïaque de sécurité et à des restrictions sur les voyages ou les échanges de toutes sortes, qui nuisent ainsi à la croissance, voire au maintien des liens acquis et d’une connaissance fructueuse. Derrière l’extrémisme et la réaction qu’il entraîne se cache une profonde ignorance de tout, de l'interprétation des textes religieux et de la conscience de l’histoire aux croyances et motivations des autres.
Ce sont des perspectives plutôt inquiétantes, notamment quand l’on sait qu’il est si facile d’imaginer une vision d’un avenir riche et productif dans lequel la créativité locale peut améliorer la vie de tous les hommes et de toutes les femmes et se faire connaître de tous, des dirigeants financiers ou politiques aux écoliers. Les personnes de mon âge ne sauront jamais si cette vision deviendra un jour réalité, mais nous savons tous que les personnes d’ici et d’ailleurs ayant moins de 50 ans ont un défi exaltant à relever et, grâce au Prix Aga Khan d’Architecture et à plusieurs institutions parallèles, disposent d’un, si ce n’est de plusieurs véhicules pour le relever.