par Son Altesse l'Aga Khan, Ottawa, Canada · 13 janvier 2012 · 7 min
Chancelière Labelle Président Rock Vos excellences Mesdemoiselles, Mesdames et Messieurs
Permettez-moi d’exprimer avant toute chose ma profonde reconnaissance pour l’insigne honneur que vous me faites.
Je suis également heureux de partager ce moment avec toutes les personnalités conviées aujourd’hui, car vous êtes tous des amis de longue date, ou de nouveaux amis. Je voudrais aussi dire toute ma gratitude pour l’excellence de la coopération dont le Réseau Aga Khan de développement a bénéficié de la part des membres de votre université, de votre ville et de votre pays. Un exemple tout à fait récent, bien sûr, est le nouveau Centre mondial du Pluralisme, notre projet commun avec le gouvernement canadien, projet qui est aujourd’hui devenu une réalité ici à Ottawa.
Je me dois de souligner que votre chancelière, Madame Huguette Labelle, est membre du Conseil de ce centre, ce qui ne représente que l’une des nombreuses manières dont elle a contribué personnellement aux projets dans lesquels je me suis moi-même profondément impliqué, sans compter les innombrables services qu’elle a rendus au Canada et au monde. Je suis profondément heureux de lui adresser aujourd’hui une salutation toute particulière, au moment où ses hautes fonctions au sein de l’Université d’Ottawa – dix-huit années en qualité de Chancelière ! – arrivent à leur terme.
L’esprit de coopération que j’ai évoqué, sur les plans personnel et institutionnel, est bien entendu le reflet des préoccupations que nous partageons à propos des défis auxquels notre monde est maintenant confronté. J’ai été heureux à cet égard de constater que l’Université d’Ottawa a focalisé son attention sur nombre de ces défis dans son nouveau plan stratégique « Destination 2020 ». Votre engagement en faveur du bilinguisme, à titre d’exemple, est le miroir de notre propre volonté de faire progresser l’esprit de pluralisme, et de notre conviction que l’affirmation d’une identité culturelle n’est en rien contradictoire avec l’idée de promouvoir la coopération interculturelle. De fait, les deux mouvements s’épaulent mutuellement.
J’ai aussi à l’esprit la façon impressionnante dont vous avez porté votre intérêt sur un large éventail des sciences de la santé, des sciences moléculaires et des technologies de la communication, intérêt que notre Réseau partage.
Parmi les nombreuses questions d’intérêt commun que j’aurais pu aborder ici, il y en a une qui a retenu tout particulièrement mon attention. Elle est, me semble-t-il, d’une importance considérable – et je crois savoir qu’elle figure parmi vos plus hautes priorités. Je parlerai donc aujourd’hui de gouvernance et de politique publique, en soulignant les difficultés auxquelles se heurte la mise en place de régimes constitutionnels viables – surtout dans les pays qui ont une expérience moindre de la gouvernance démocratique.
Comme vous le savez, en tant qu’Imam de la communauté ismailie depuis plus de cinquante ans, je me suis impliqué dans de nombreux projets en Afrique, en Asie du Sud, en Asie centrale et au Moyen Orient afin d’améliorer la qualité de vie des populations. Plus je réfléchis, plus je suis convaincu que l’un des obstacles majeurs aux progrès dans ce domaine est la manière dont s’instaurent les structures de pouvoir.
L’Université d’Ottawa a une longue tradition de partage et de collaboration internationale en matière de recherche. Le gouverneur général du Canada parlait récemment à ce propos de « diplomatie du savoir ». Il me semble que les questions de gouvernance constitutionnelle dans le monde en développement méritent toute notre attention.
Le soi-disant « printemps arabe » a donné un nouveau relief à cette problématique – en montrant qu’il est plus facile de mobiliser une population contre un gouvernement donné que de parvenir à un accord sur les nouveaux processus gouvernementaux à engager. Bien que le phénomène se soit confirmé récemment avec une évidence dramatique, il n’est absolument pas nouveau.
Les deux grands moments de l’histoire qui en ont offert une illustration flagrante de mon vivant sont la chute des empires coloniaux britanniques et français après la Seconde Guerre mondiale, puis l’effondrement de l’Union soviétique et de sa domination de l’Europe de l’Est, il y a vingt ans. Et le phénomène est tout aussi évident de nos jours, alors que les nations en développement réexaminent – parfois de manière pacifique, parfois dans la violence – les structures qui les gouvernent.
Dans certains cas, et je pense ici à la toute nouvelle constitution du Kenya, le pouvoir a été décentralisé – sans doute sous la pression centrifuge de forces ethniques, économiques, religieuses et autres. La décentralisation comporte toutefois le risque de placer le pouvoir décisionnel dans les mains de communautés dont les connaissances et la pratique en matière de gouvernement, ainsi que l’appréhension des problèmes nationaux et mondiaux, sont limités.
C’est peut-être la raison pour laquelle dans certains cas, comme en Afghanistan, l’autorité dirigeante s’est vue plutôt renforcée dans le but de vaincre non seulement l’inertie et l’inefficience, mais la dispersion et l’étroitesse de vue.
L’histoire montre, qu’en matière de constitution, les choix se situent entre deux pôles – centralisation et décentralisation. La concentration des pouvoirs accentue souvent la tentation d’en abuser, tandis que la décentralisation est souvent facteur de stagnation, de paralysie, voire de corruption accrue. Les dispositions à même d’équilibrer efficacement les pouvoirs – de type fédéraliste, par exemple – sont difficiles à mettre en place. Il importe avant tout que les nouvelles dispositions constitutionnelles respectent les traditions, assurent le traitement équitable des minorités, répondent aux besoins des communautés rurales et urbaines et garantissent l’égalité des chances de vie meilleure. Concilier le global et le local, les besoins des populations urbaines et rurales ainsi que les intérêts régional et national présente un énorme défi – lequel doit mobiliser le meilleur de notre énergie intellectuelle et nécessite des ajustements permanents.
Il existe un second type de difficulté auquel se heurtent les démocraties naissantes – et souvent défaillantes. Dans le monde développé, on constate généralement, au fil des ans, l’émergence de deux organisations politiques, dont l’une est appelée à former le gouvernement et l’autre se constitue en parti d’opposition. Cet état de choses peut favoriser l’obligation redditionnelle, voire une certaine stabilité. Mais je suis de plus en plus sceptique, je l’avoue, quant à l’émergence de ce type de fonctionnement dans de nombreux pays en développement. Je crois en revanche que la gouvernance de coalition deviendra la norme dans les pays où persistent de nombreux partis aux objectifs très divers – notamment dans le cas de sociétés pluriculturelles, pluriconfessionnelles ou qui ont des difficultés à satisfaire les exigences des forces politiques laïques et religieuses.
Il n’en reste pas moins qu’étant donné les différences d’objectif des groupes qui les constituent, les coalitions pluripartites manquent fondamentalement de discipline et souvent de stabilité. Dans ce contexte, les menaces de défection ont un effet hautement déstabilisant, les responsabilités sont souvent floues et la transparence entravée. Or la gouvernance de coalition est en passe de devenir courante dans de nombreux pays d’Asie, d’Afrique et du Moyen Orient.
Plus les partis sont nombreux, plus ils risquent de s’appuyer sur des personnalités individuelles ou des identités particularistes, plutôt que sur des approches largement reconnues et prévisibles.
Il n’existe certainement pas de solution simple et universelle. On aurait tort de croire naïvement que ce qui marche dans certains pays occidentaux, par exemple, marchera de la même manière dans le contexte de pays moins développés. Les différences de géographie et d’histoire exigent des approches différentes.
Les questions que soulève la gouvernance de coalition – dans les pays en développement comme dans le monde développé – sont complexes. Selon quels principes gérer la cohabitation entre partis politiques et organismes gouvernementaux ? Comment consolider celle-ci, afin de favoriser l’engagement commun dans la défense des intérêts nationaux évidents, ainsi que l’esprit de pluralisme et de conciliation malgré les différences de points de vue ?
Je tiens à souligner que je n’ai rien contre le concept de gouvernance de coalition. C’est, en effet, la solution logique au pluralisme intrinsèque qui existe dans de nombreux pays où je travaille. Toutefois, l’immense instabilité politique et les énormes défaillances gouvernementales actuelles à travers le monde montrent bien la nécessité d’une réflexion nouvelle et originale sur cette forme de démocratie particulièrement difficile.
Quelles sont les options constitutionnelles et les pratiques saines qui offrent aux gouvernements de coalition les meilleures opportunités en termes de stabilité, et de cohérence et qualité des performances ?
L’alternative est un monde où règne l’instabilité dans un nombre considérable de pays – scénario à éviter.
Le débat sur les différents systèmes politiques est un des nombreux domaines où les grandes universités internationales ont un rôle crucial à jouer. L’Université Aga Khan prévoit actuellement, dans ce but, la création d’une nouvelle école supérieure, la Graduate School of Government, Public Policy and Civil Society. Et je ne doute pas que l’Université d’Ottawa puisse également contribuer significativement à ce débat, étant donné la recherche active qui y est menée sur le thème du « Canada dans le monde », votre implication dans la coopération intellectuelle internationale – dont 140 accords universitaires bilatéraux –, votre engagement en faveur de la démocratie et, surtout, la création d’une nouvelle Ecole supérieure de Gouvernance, Politiques publiques et Societé civile.
Je sais également que l’efficacité de votre université à l’échelle mondiale s’appuie sur l’immense considération dont jouit le Canada en tant que partenaire international estimé. L’expérience me dit qu’à l’heure actuelle la stature internationale d’un pays tient moins à ce qu’il peut accomplir pour ses citoyens, qu’à ce qu’il peut accomplir pour les autres peuples du globe. Dans ce contexte, le Canada est véritablement devenu aujourd’hui une grande puissance mondiale.
Je vous remercie de votre attention.