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République kirghize · 1 décembre 2025 · 6 min
Par Finbarr O’Reilly
Lorsqu’elle arriva au moment de sa vie où elle devait choisir une orientation professionnelle, Aizhan Firsova prit le chapeau de son grand-père, y glissa 15 morceaux de papier sur lesquels elle avait écrit un métier différent, mélangea l’ensemble et tira un morceau de papier au hasard.
« Il y avait écrit ‘design’ », se remémore Aizhan. « Je pensais à l’architecture, mais je rêvais aussi de philosophie et d’anthropologie. Et puis ma sœur me suggéra d’essayer le design de mode. »
« Nous suscitons aujourd’hui l’intérêt du public pour les vêtements ethniques dans la scène de la mode kirghize », explique Aizhan Firsova, cofondatrice de la marque Cut A Dash.
Le choix n’était pourtant pas une évidence pour Aizhan, 37 ans, qui se décrit comme timide, mais aussi comme quelqu’un qui pense que les vêtements se veulent le reflet du monde intérieur d’une personne.
Aizhan et sa sœur Saikal Seitalieva, 27 ans, viennent d’une famille d’artistes. Leur père est sculpteur et leur mère est artiste graphique. Aizhan a étudié à la British Higher School of Art & Design de Moscou. Puis, après son retour en République kirghize, elle et sa sœur ont organisé leur premier défilé de mode en 2017, intitulé « Savage Timbers » (bois sauvages). L’événement mettait en avant la nécessité de protéger les forêts et la nature et incluait des sculptures réalisées par leur père.
Les deux sœurs ont par la suite lancé leur propre marque, Cut A Dash, qui combine mode et art et dont les collections mêlent styles kirghizes modernes et ethniques. En 2022, Cut A Dash a ouvert son premier showroom à Bichkek, capitale animée du pays située au pied de la majestueuse chaîne de montagnes Ala-Too, dont les sommets restent enneigés même pendant les mois d’été étouffants et les pentes inférieures sont parsemées de yourtes.
Aizhan Firsova, Cut A Dash
Les ventes de Cut A Dash ont triplé en 2023, puis doublé en 2024, selon Aizhan. La croissance de l’entreprise est restée stable en 2025, indique-t-elle, ajoutant qu’elle espère quintupler les chiffres au cours de l’année ou des deux années à venir.
L’entreprise en plein essor des sœurs incarne l’esprit entrepreneurial qui anime la jeunesse kirghize. Alors que plus de la moitié des sept millions d’habitants de la République kirghize ont moins de 35 ans, la jeunesse de ce petit pays d’Asie centrale bénéficie d’une croissance économique récente, qui a atteint en moyenne 9 % par an sur la période 2022-2024, selon le FMI.
Les initiatives du ministère du Développement numérique et du PNUD ont contribué au renforcement des compétences technologiques de ces jeunes, en particulier dans les zones rurales, tandis que des organisations internationales comme Accelerate Prosperity (AP) et les PEAK Business Innovation Centres soutiennent la communauté des start-ups et l’économie du pays.
Aizhan et Saikal, également incubatrices de mode, ont participé à un programme d’accélération d’AP pour standardiser leurs opérations et stimuler leurs ventes via les réseaux sociaux.
« Nous sommes actuellement en plein essor, nous nous élevons de nos racines nomades », affirme Azim Abdrakhmanov, 27 ans, un entrepreneur qui a lancé plusieurs start-ups, dont iHub, un espace de coworking. Azim a également fondé 4Bricks, un programme de formation en ligne qui reproduit l’environnement d’apprentissage et de créativité qu’offre iHub hors ligne. Son objectif est de développer les perspectives éducatives et professionnelles pour les membres de sa génération.
La position géographique de la République kirghize offre au pays un accès aux marchés du Caucase, d’Europe et d’Asie. Tiraillée entre les différentes visions géopolitiques mondiales, la jeunesse kirghize exprime souvent le sentiment de devoir contribuer à l’essor économique du pays et au renforcement de sa renommée sur la scène internationale.
« Nous voulons être libres et indépendants, et les personnes ayant travaillé à l’étranger se sentent obligées de revenir et d’aider notre pays à défendre sa place », explique Azim. « C’est un pays dans lequel on peut investir et collaborer sans crainte. Si le climat n’était pas stable, je ne serais plus ici. »
L’entrepreneur Azim Abdrakhmanov a passé plusieurs années dans le monde de l’entreprise aux États-Unis avant de rentrer dans son pays natal pour lancer plusieurs start-ups, afin « d’aider notre pays à défendre sa place ».
L’essor des start-ups du pays est bien visible au Technopark, initiative parrainée par le gouvernement et plus grand espace créatif consacré à la technologie du pays. Dans ce pôle de plusieurs étages, les activités fourmillent, alors que l’on peut y voir des personnes passer des appels depuis des cabines, tenir des réunions dans des box vitrés ou encore travailler dans de vastes salles équipées de sièges confortables et des dernières technologies numériques. Les cuisines-cafés en libre-service servent de lieux de rencontre informels, tout comme les salles d’arcade et les zones de loisirs des espaces de bureaux, où les employés jouent au tennis de table, se renvoyant les petites balles en plastique et cherchant le meilleur angle d’attaque et, peut-être, leur prochaine idée lumineuse.
Les initiatives numériques lancées par le gouvernement, notamment le programme de fiscalité incitative pour les entrepreneurs, ont ouvert la voie aux start-ups de fintech. Parmi ces jeunes entreprises figurent Mancho Devs, une société de portage salarial qui gère des applications dans les secteurs de la technologie financière et de la santé, ainsi que Smartbiz, une entreprise qui fournit des services d’analyse de données à des clients des secteurs de la banque, du commerce et de la santé.
D’autres start-ups cherchent quant à elle à faciliter les processus administratifs. Aidar Dushenov, 27 ans, et Suusar Abysheva, 26 ans, sont mariés et dirigent ensemble l’entreprise AddSign, qui propose le premier service kirghize (et actuellement le seul disponible dans le pays) de signature électronique de documents.
En parallèle, des incubateurs de mode, comme Cut A Dash, utilisent les réseaux sociaux pour promouvoir et étendre leur marque, tandis que le développement de l’industrie du textile offre une base stable pour leur croissance.
« Parfois, la signature d’un seul document ne prenait pas moins de six heures. Pourquoi passer autant de temps sur une tâche qui peut se faire numériquement en quelques clics ? », déclare Suusar Abysheva, 26 ans, cofondatrice d’AddSign, premier service kirghize de signature électronique de documents.
« Maintenant, je me rends compte à quel point il est formidable de pouvoir travailler ensemble », confie Aizhan Firsova à propos de sa collaboration avec sa sœur. « Si nous aimons le même style vestimentaire, nous avons des caractères bien différents. Elle s’occupe des réseaux et moi davantage de la production. Notre difficulté, c’est le côté gestion administrative, car nous sommes des artistes. »
Pour structurer la stratégie à long terme de leur marque, Aizhan et Saikal ont participé à un camp de formation de six semaines pour le développement de start-ups proposé par AP. C’est là que les deux sœurs ont appris à standardiser et rationaliser leurs opérations, diversifier leur production et promouvoir leur marque sur les réseaux sociaux, qui constituent aujourd’hui leur principal canal de vente.
« Le marché local est restreint, et nos prix sont élevés pour la classe moyenne, mais nous réalisons 10 % de nos ventes dans nos showrooms de Dubaï, Moscou et Astana », explique Aizhan.
Après son divorce, Anna Tyo, entrepreneuse et créatrice, a reconstruit sa vie, retrouvant confiance, soutien et solutions commerciales dans le cadre d’un programme de formation d’AP.
À l’autre bout de la ville, Anna Tyo dirige sa propre marque de mode, We Nera, qui propose un style « intellectuel décontracté » imprégné de l’ADN de la culture nomade kirghize, adaptable aussi bien au travail qu’à la ville.
Alors qu’elle a lancé son entreprise en 2020 après son divorce, elle a fait face aux difficultés inhérentes à la récession liée à la pandémie et à sa vie de mère célibataire de deux filles. Après avoir suivi un programme de deux mois proposé par AP, elle a bénéficié de l’accompagnement et de la formation nécessaires pour trouver des solutions et renforcer sa confiance en elle.
« Le soutien et les conseils d’autres entrepreneuses m’ont été particulièrement utiles », explique Anna. « Les hommes ont moins de responsabilités familiales, et les femmes sont contraintes de trouver un équilibre entre travail et vie personnelle. Pour nous, il est donc difficile de lancer une entreprise sans soutien familial. Alors que les hommes accumulent les réussites professionnelles, la maternité m’a freinée dans ma carrière. »
Pourtant, We Nera emploie aujourd’hui une équipe de 24 femmes travaillant dans l’atelier de l’entreprise, et sa collection se vend au-delà de la République kirghize, par l’intermédiaire de showrooms implantés à Almaty, Berlin et Tachkent. La persévérance d’Anna face aux défis qu’elle a rencontrés est l’incarnation même de l’esprit des jeunes entrepreneurs du pays.
Azim Abdrakhmanov, iHub
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Finbarr O’Reilly est un auteur et photographe irlandais et canadien d’origine galloise, collaborateur régulier du New York Times. Il a documenté des zones en conflit à travers le monde, a remporté le World Press Photo Portraits Prize en 2019 ainsi que le World Press Photo of the Year en 2006 et a coécrit le mémoire Shooting Ghosts (2017).
Toutes les photographies © AKDN / Finbarr O’Reilly