Fondation Aga Khan
République kirghize · 8 avril 2025 · 6 min
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Le mois dernier, une vague de chaleur sans précédent s’est abattue sur l’Asie centrale, avec des températures avoisinant les 30 °C, soit jusqu’à 10 °C de plus que les niveaux préindustriels. Des recherches menées par le World Weather Attribution confirment que ce phénomène a été amplifié par le changement climatique, ce qui met en évidence l’urgence croissante de la problématique de l’insécurité hydrique, alors que des événements météorologiques de plus en plus extrêmes bouleversent le monde. Publié par la Fondation Aga Khan (AKF) pour la première fois en 2024, cet article se penche sur les enjeux complexes des ressources en eau auxquels sont confrontées les communautés de la République kirghize.
« Si l’on prévoyait avant que la superficie des glaciers de la République kirghize réduirait de moitié d’ici à 2050 et que ces derniers pourraient même complètement disparaître d’ici à 2100, nous avons aujourd’hui des raisons de penser que cette situation se produira beaucoup plus tôt. » En septembre 2023, Sadyr Japarov, le président de la République kirghize, s’exprimait lors du débat général de la 78e Assemblée générale des Nations Unies. « Le changement climatique », déclarait-il alors, « a entraîné la fonte massive des glaciers ».
Le pays est le foyer d’environ 6 500 glaciers, qui représentent plus de 650 milliards de mètres cubes d’eau. Ces géants de glace sont les gardiens des ressources hydriques et les sources des rivières de toute l’Asie centrale. L’accélération de leur recul soulève donc de sérieuses interrogations : quelles sont les implications pour les cours d’eau essentiels du pays et de la région ? Quelles pourraient être les conséquences pour les personnes dont la vie et les moyens de subsistance dépendent de ces ressources ?
S’il existe un lien inéluctable entre le devenir des glaciers et l’accès aux ressources en eau en aval, d’autres variables d’ordre social, écologique et économique entrent également en jeu.
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Les régions de montagne sont particulièrement vulnérables au changement climatique, et la République kirghize, dont le territoire se compose à environ 94 % de montagnes, connaît un rythme de réchauffement plus rapide que la moyenne mondiale. Selon le rapport national 2023 de l’AKF sur le pays, les températures devraient y augmenter de 5,3 °C d’ici à la fin du siècle si nous conservons la trajectoire actuelle, alors que l’augmentation moyenne mondiale est estimée à 3,7 °C.
Les effets de ce phénomène se font déjà voir et ressentir. Selon le Dr Vitalii Zaginaev de l’Institut de recherche sur les communautés des régions de montagne (MSRI), « les glaciers de la République kirghize ont diminué en moyenne de 20 % » depuis 1950. En parallèle, les étés sont de plus en plus longs et chauds, la fréquence et l’intensité des événements climatiques extrêmes augmentent, les cycles saisonniers sont moins prévisibles et les débits d’eau ont été divisés par quatre ces dernières années. Ces facteurs font peser d’importants problèmes sur les secteurs de l’agriculture et de l’énergie dans tout le pays.
La concurrence économique croissante, l’augmentation de la demande, l’utilisation non raisonnée des ressources en eau et le mauvais entretien des infrastructures existantes sont certains des enjeux qui se recoupent ici et qui exercent une importante pression sur les cours d’eau.
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S’il existe un lien inéluctable entre le devenir des glaciers et l’accès aux ressources en eau en aval, d’autres variables liées à des facteurs sociaux, à la disponibilité saisonnière et à la demande en eau douce entrent également en jeu. Pour la Dre Asel Murzakulova, experte au MSRI, nous devrions chercher à comprendre « les facteurs de stress hydrique dans tous les pays d’Asie centrale et ne pas simplifier le problème en l’attribuant au seul changement climatique ».
La concurrence économique croissante, l’augmentation de la demande due à l’accroissement de la population, l’utilisation non raisonnée des ressources en eau et le mauvais entretien des infrastructures existantes sont certains des enjeux qui se recoupent ici et qu’il convient de prendre en compte. Un autre facteur qui contribue de manière significative au stress hydrique du pays est l’héritage complexe laissé par l’industrialisation de l’ère soviétique et l’effondrement subséquent de l’URSS.
La République kirghize, dont le territoire se compose environ à 94 % de montagnes, connaît un rythme de réchauffement plus rapide que la moyenne mondiale.
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« Après avoir obtenu son indépendance de l’URSS, la République kirghize a lancé, en 1995, une réforme de privatisation des terres », explique Sagyndyk Emilbek Uulu, responsable du programme pour la résilience climatique et la sécurité alimentaire à la Fondation Aga Khan (République kirghize). Alors que, sous l’Union soviétique, les infrastructures et les systèmes d’approvisionnement en eau faisaient partie d’un réseau unifié et que les fermes collectives travaillaient chacune dans un secteur agricole spécifique, aujourd’hui, selon les statistiques nationales de 2019, le pays compte plus de 440 000 fermes paysannes (privées), chacune étant responsable de sa propre gestion et faisant face à des défis particuliers.
Sagyndyk Emilbek Uulu cite l’un de ses voisins, qui travaille comme enseignant, mais exploite également ses terres « en complément de revenu ». De nombreuses exploitations agricoles du pays étant gérées de la sorte, l’entretien de grandes infrastructures hydrauliques coûteuses revient à de simples habitants des zones rurales non formés à des techniques agricoles. S’ajoute à cette situation l’état des infrastructures elles-mêmes, qui sont souvent obsolètes et inefficaces.
« Les pratiques agricoles soviétiques étaient traditionnelles. Il s’agissait d’un système d’irrigation par infiltration par sillons qui nécessitait d’énormes quantités d’eau », explique Sagyndyk Emilbek Uulu. « Aujourd’hui, la majorité des agriculteurs utilisent toujours cette méthode. Ce n’est pas durable, car une grande quantité d’eau se perd dans les réseaux de drainage entre le point de départ et le point d’arrivée. Il y a aussi des problèmes de filtration de l’eau, de fuites et d’arrosage excessif. »
Sagyndyk Emilbek Uulu s’interroge au sujet de ces lacunes infrastructurelles : « À l’époque, nous avions suffisamment de ressources en eau et nous n’aurions jamais pensé en manquer... Nous ne manquons pas encore d’eau, mais cela ne va pas tarder. Les ressources hydriques s’épuisent. »
Les agriculteurs et les nomades de la République kirghize prévoient leur approvisionnement en eau depuis des siècles. À l’approche de l’été, la fonte des glaciers est censée garantir l’eau qui servira à irriguer les cultures.
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L’imprévisibilité des conditions météorologiques contribue également à l’augmentation du stress hydrique. Les perturbations des cycles saisonniers, causées par une fonte inhabituelle des glaciers, entraînent un bouleversement itératif des cycles agricoles. Dans le secteur agricole, où le respect du calendrier est crucial pour la réussite des récoltes, l’impossibilité de prévoir avec précision les débits d’eau déstabilise les agriculteurs, mais également les cultures, les systèmes alimentaires et les revenus.
« Il m’a fallu longtemps pour comprendre pourquoi Norouz est une fête si importante. Par le passé, le fait de passer l’hiver était un motif de célébration », explique Altaaf Hasham, responsable de la gestion et de la liaison avec les programmes du Réseau Aga Khan de développement (AKDN) en République kirghize. « Norouz signifie également que la saison des semis peut commencer. C’est la façon qu’a la nature de nous rappeler que le moment choisi est crucial, et ce moment est d’autant plus important lors de l’ensemencement ... Car une fois les graines en terre, elles nécessitent de l’eau. »
Avec le développement des établissements humains dans les centres urbains du pays, l’utilisation de l’eau a considérablement augmenté et la demande et la pression sur les ressources hydriques dépassent largement les capacités des infrastructures.
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Altaaf Hasham
Depuis des siècles, les agriculteurs et les nomades de la République kirghize, une société traditionnellement agraire, prévoient l’approvisionnement en eau lors de la célébration annuelle de Norouz, à l’équinoxe de printemps. C’est le signe que le moment est venu de planter les cultures. À l’approche de l’été, la fonte des glaciers est censée garantir l’eau d’irrigation des cultures.
Pourtant, au cours des dernières années, les agriculteurs ont de plus en plus de mal à trouver un cycle rentable : « Tout à coup, les niveaux d’eau ne sont plus les mêmes, ou l’eau arrive à un moment qui n’était pas prévu », explique Altaaf Hasham. Et en raison de l’incertitude qu’entraînent les chocs climatiques imprévisibles tels que les gelées tardives, les épisodes de sécheresse et l’accélération de la fonte des glaciers, qui menacent les revenus des agriculteurs, les habitants des zones rurales affluent vers les centres urbains du pays, voire émigrent vers la Russie, le Kazakhstan et la Turquie pour trouver un travail plus stable.
L’incertitude qu’entraînent les chocs climatiques imprévisibles menace les revenus des agriculteurs, ce qui pousse les habitants des zones rurales à affluer vers les centres urbains du pays pour trouver un travail plus stable.
Avec le développement des établissements humains dans les centres urbains du pays, l’utilisation de l’eau a considérablement augmenté et la demande et la pression sur les ressources hydriques dépassent largement les capacités des infrastructures citadines. En conséquence, les services publics ne sont pas en mesure de répondre à une telle demande, ce qui engendre l’émergence de conflits entre et au sein des communautés.
Alors que la concurrence régionale pour les ressources en eau s’intensifie, tant à l’échelle industrielle qu’individuelle, l’investissement dans les infrastructures physiques devient essentiel pour atténuer la pression exercée sur les cours d’eau et garantir la pérennité de ressources qui se font de plus en plus rares. Plus importants encore sont les efforts visant à faire évoluer les attitudes sociales et politiques à l’égard des ressources en eau, ainsi qu’à renforcer les mécanismes de soutien immatériel en place, tels que les associations d’usagers de l’eau et les coopératives agricoles, qui peuvent atténuer les tensions liées aux ressources et améliorer les pratiques de gestion et d’exploitation des cours d’eau. Découvrez comment certains innovateurs contribuent à réduire la pression sur les ressources en eau dans les montagnes kirghizes.
Pour un peuple qui, traditionnellement et historiquement, a toujours vécu en harmonie avec la planète, ne contribuant qu’à hauteur de 0,032 % aux émissions mondiales de carbone, il est essentiel d’encourager des attitudes qui considèrent l’eau comme un bien social et un héritage à transmettre aux générations futures en République kirghize, conclut Asel Murzakulova. Il s’agit ici d’un enjeu fondamental, qui permettra au peuple kirghize, ainsi qu’aux populations de toute l’Asie centrale de faire face aux défis futurs à l’intersection de leur héritage historique, de la montée des températures et de l’accélération de la fonte de leurs glaciers.
Lire l’article original sur le site Internet de l’AKF