Tajikistan · 20 avril 2022 · 7 min
« C’était le 17 mars 2022. Il devait être aux alentours de 10 h 20. Alors que j’étais à la maison, j’ai entendu un grand fracas, puis le sol s’est soudainement mis à trembler sous mes pieds », raconte Alibek Alidodov, un volontaire de l’équipe de préparation aux avalanches (AVPT) du district de Roshtqala, au Tadjikistan.
« J’ai d’abord pensé à un séisme, mais le bruit devenait de plus en plus fort. Je suis immédiatement sorti pour voir ce qui se passait. C’est alors que j’ai vu une énorme avalanche dévaler la vallée de l’autre côté de la rivière et se diriger droit sur notre village. »
Entre novembre 2021 et mars 2022, 440 avalanches ont été recensées dans les régions de montagne d’Afghanistan, du Pakistan et du Tadjikistan dans lesquelles nous travaillons. Ces catastrophes entraînent la mort de nombreuses personnes, détruisent les moyens de subsistance, emportent les maisons, endommagent les infrastructures et bloquent les routes.
« En Occident, les personnes qui meurent dans des avalanches sont principalement des amateurs d’activités en plein air. Ce sont elles qui choisissent de s’aventurer dans cet environnement. En Asie centrale, il n’y a pas le choix. Les habitants de ces villages vivent au quotidien face à la menace des avalanches », explique le prévisionniste Doug Chabot.
« En Europe, environ 60 personnes meurent chaque année dans ces circonstances dramatiques. Aux États-Unis, ce sont aux alentours de 30 personnes, et au Canada, à peu près 15. En Asie centrale, en revanche, les chiffres s’élèvent à plusieurs centaines, en particulier lors d’années meurtrières, comme en 2012 ou en 2017. Nous devons donc avertir et informer ces populations. »
Dans ce contexte, l’Agence Aga Khan pour l’habitat (AKAH) a élaboré un programme communautaire de sensibilisation aux avalanches et a mis sur pied des systèmes intégrés d’évaluation et de surveillance des risques. Elle est à ce jour l’une des seules organisations d’Asie centrale à faire ce travail.
Le Programme de préparation à l’hiver est mis en œuvre tous les ans à partir de novembre depuis 2017. Les activités sont nombreuses : séances de formation précatastrophe, constitution de stocks, gestion des systèmes d’alerte précoce et des alertes, apprentissage des méthodes de surveillance météorologique efficaces, mise en place de dispositifs de communication sécurisés, planification de voies d’évacuation, élaboration de plans et de procédures d’évacuation préventive et renforcement des capacités de recherche et de sauvetage. Ce programme s’appuie sur un processus d’évaluation des dangers mené dans le but de cartographier les risques et les zones sûres.
Les évaluations des dangers, de la vulnérabilité et des risques (HVRA), un outil communautaire d’évaluation des risques, sont à la base de ce travail. Le processus des HVRA se déroule en quatre étapes. Premièrement, une analyse documentaire de la zone visée est réalisée à l’aide de technologies d’imagerie satellite et de données provenant de sources secondaires. Deuxièmement, une étape de repérage sur le terrain et de consultation avec la communauté concernée est mise en œuvre. Troisièmement, les informations relatives aux dangers existants, aux catastrophes passées et aux données socio-économiques sont analysées à l’aide du cadre établi à cet effet en vue de cartographier les risques et d’évaluer l’exposition aux catastrophes du village visé selon différents niveaux. Enfin, cette analyse est diffusée auprès des parties prenantes concernées, notamment l’administration locale et les chefs des communautés.
« Cette approche est unique dans la mesure où l’AKAH s’appuie sur des systèmes d’information géographique (SIG) et des informations scientifiques tout en menant des phases de consultation avec les communautés pour élaborer une carte des risques à l’échelle locale et une base de données exhaustive et adaptée pour les différentes couches pertinentes », explique Deo Raj Gurung, coordinateur du Programme de préparation à l’hiver de l’AKAH. « Grâce à ces données temporelles et spatiales, nous pouvons suivre l’évolution et la dynamique des risques. »
L’AKAH a réalisé des HVRA pour près de 2 500 établissements. Ces évaluations sont mises à jour tous les trois ans. Plus de 600 des zones analysées sont menacées par les avalanches. Pour surveiller et prévoir les risques d’avalanche dans ces villages, nous avons mis sur pied 88 postes de surveillance météorologique (WMP), gérés par 100 volontaires formés. Chaque jour, ces volontaires recueillent des données sur, entre autres, la température, les chutes de neige, le vent et la pluie, mais également toute information sur les avalanches qui se sont produites dans la zone. Ils envoient quotidiennement ces données à l’AKAH.
Hajirah Bibi fait partie des volontaires affectés aux WMP. Active dans le sud du district de Chitral, au Pakistan, elle explique son travail : « Je dois enregistrer les données et les relevés du poste de surveillance météorologique tous les jours à heure fixe. Si le temps se dégrade soudainement, je dois enregistrer les relevés quatre fois par jour pour les communiquer aux responsables de l’AKAH. En retour, je reçois des alertes et des avertissements, que je dois diffuser auprès de la communauté et des correspondants des mosquées, des écoles et d’autres institutions bénévoles... J’aimerais désormais suivre une formation plus technique afin de pouvoir utiliser les équipements les plus modernes et avoir les compétences pour moi-même établir des prévisions. »
Taking daily weather condition measurements is crucial to forecasting and warning against risk.
AKAH
L’AKAH compile ces rapports météorologiques quotidiens dans une base de données. Le prévisionniste Doug Chabot les examine tous les matins pendant l’hiver pour établir des prévisions et des bulletins d’alerte concernant les avalanches. Selon lui, les avalanches peuvent survenir des suites de la combinaison de trois facteurs. Premièrement, la présence de pentes de plus de 30 degrés, qui sont omniprésentes dans les régions de montagne du nord de l’Afghanistan, du Pakistan et du Tadjikistan. Deuxièmement, des conditions météorologiques particulières, par exemple si la neige est dense ou poudreuse ou si le vent souffle. Troisièmement, l’état du manteau neigeux, notamment si chaque nouvelle couche de neige adhère aux autres ou si elle peut facilement glisser. L’évaluation du manteau neigeux nécessite normalement des opérations de forage en haute montagne. Cette étape n’étant pas possible dans ce contexte, l’expert surveille l’activité avalancheuse en lieu et place.
Hormis les phases de prévision et de préparation des avalanches, diverses stratégies d’atténuation sont mises en place : déclenchement contrôlé d’avalanches, construction de structures de défense en haute montagne au niveau des zones de départ pour empêcher les avalanches ou création de remparts en bas des vallées pour protéger les habitats. Ces stratégies d’atténuation étant coûteuses et ne pouvant couvrir qu’une zone limitée, il est crucial que les communautés puissent compter sur un système efficace de prévision et d’avertissement. Il est également important de les sensibiliser à la gravité des alertes émises par ces systèmes. C’est dans ce contexte que les postes de surveillance météorologique se révèlent déterminants.
« Les postes de surveillance météorologique coûtent moins de 100 dollars et sont gérés par des volontaires. Les villageois recueillent ainsi leurs propres données et sont largement investis dans le programme. C’est ce qui rend l’ensemble de ce projet durable », explique Doug Chabot.
Dans le cadre de ce programme, les volontaires chargés de la surveillance météorologique et les communautés locales apprennent à repérer les risques d’avalanche et à évaluer les conditions pour prendre eux-mêmes des décisions en connaissance de cause et faire face aux risques auxquels ils sont confrontés.
« Une avalanche s’est produite lorsque je n’étais pas à Shughnan. Avant de m’absenter, j’ai constaté que la couverture neigeuse continuait à prendre de la hauteur. J’ai donc demandé à ma famille de quitter la maison, comme l’AKAH nous avait appris à faire lorsque les chutes de neige laissent entrevoir un risque d’avalanche », explique Rahim Bek, un habitant du district de Shughnan, en Afghanistan. « Heureusement, aucune mort ne fut à déplorer. »
Pour aider les communautés à comprendre ces informations pour agir en conséquence et ainsi se protéger et se préparer face aux avalanches, mais aussi reconstruire en cas de catastrophe, l’AKAH dispense des formations spéciales aux équipes communautaires d’intervention d’urgence (CERT) et aux AVPT.
Mohammad Haref, un instituteur et chef d’une AVPT dans le district d’Ishkashim, en Afghanistan, a déjà participé aux opérations d’évacuation des habitants de son village lorsque des avalanches ou des inondations étaient imminentes. Selon lui, les avalanches se font de plus en plus fréquentes en raison de la hausse des températures et des variations des précipitations et des chutes de neige :
« Chaque année, notre village est frappé par des catastrophes naturelles. Notre communauté est isolée des réseaux de télécommunication, et compte tenu de cette situation et de l’inaccessibilité des centres des districts durant l’hiver, j’ai décidé de rejoindre l’équipe. J’ai suivi par deux fois des formations sur les premiers secours et sur la recherche et le sauvetage au cours des deux dernières années. Cette année, j’ai suivi une formation professionnelle sur les avalanches. Nous disposons de plusieurs outils, notamment de pelles, d’équipements pour transporter les blessés, de haut-parleurs, de générateurs électriques, de scies, de haches, de cordes, d’équipements de protection, de deux sondes d’avalanche, de caisses et de lunettes de protection. »
Protéger les vies et les moyens de subsistance
Les communautés sont mieux préparées maintenant que des plans d’évacuation et d’intervention ont été mis en place et que les bénévoles des équipes communautaires d’intervention d’urgence formées par l’AKAH peuvent se mobiliser rapidement en cas de catastrophe.
« L’avalanche a complètement bloqué la rivière, ce qui a provoqué une montée des eaux. Alors que la première maison avait déjà été complètement recouverte par la neige, l’eau continuait de monter et menaçait la deuxième maison. Nous avons immédiatement mis en place une voie d’évacuation sûre avant qu’il ne soit trop tard et, en 20 minutes, nous avons sorti toutes les affaires des habitants. Nous avons réussi à sauver tous les biens de la famille de la deuxième maison. Après 40 ou 45 minutes, l’eau a fini par l’atteindre et l’a complètement emportée. Heureusement, personne n’a été blessé, car les volontaires de l’AVPT et de la CERT du district de Roshtqala ont mis en place un processus d’évacuation sûr », explique Alibek Alidodov.
Entre novembre 2021 et mars 2022, 98 % des 448 avalanches recensées en Afghanistan, au Pakistan et au Tadjikistan se sont produites dans les zones où l’AKAH est active. Grâce au travail du personnel et des volontaires, ces catastrophes n’ont été responsables que de 13 % de la totalité des décès.
L’avenir du Programme de préparation à l’hiver
Au fil des années, les villages ont constaté une hausse des températures et une augmentation des précipitations en haute altitude, une conjonction de facteurs qui entraîne davantage d’avalanches. Les communautés sont de ce fait également confrontées à une raréfaction de l’eau, qui est habituellement stockée sous forme de neige dans ces environnements. Nous devons adapter les HVRA actuelles pour évaluer les risques futurs liés au changement climatique.
Deo Raj Gurung l’explique :
« Il est possible d’améliorer à la fois la préparation à l’hiver et les HVRA. Nous devons adapter nos programmes au changement climatique afin de faire évoluer les HVRA et d’évaluer les risques futurs liés à l’évolution du climat. En outre, nous devons mettre en place de meilleurs systèmes de prévision et d’alerte précoce pour renforcer les stratégies de préparation à l’hiver. Nous devons également améliorer la précision et la portée des prévisions. Actuellement, ces prévisions sont émises au niveau régional. Nous devons paramétrer nos systèmes pour émettre des alertes bien plus localisées. Les données de terrain étant cruciales pour la prévision des avalanches, nous devons renforcer les méthodes de collecte. Nous devons enfin déterminer comment encourager les communautés à mieux respecter les conseils que nous leur donnons. Cette situation délicate cause plusieurs morts par an. »
L’AKAH s’efforce d'intégrer les risques climatiques au processus des HVRA en combinant de nombreuses données collectées à l’échelle locale et des registres complets de l’incidence des risques naturels compilés au fil des années avec les données des modèles climatiques mondiaux. Ce travail permettra à l'Agence de modéliser plusieurs scénarios climatiques et d’éclairer les processus décisionnels. Nous mettons également en œuvre des solutions naturelles et basées sur les écosystèmes, comme la plantation d’arbres, afin de réduire les risques de catastrophe actuels tout en atténuant les risques futurs inhérents au changement climatique.