par Mr. Justice Albie Sachs, Ottawa, Canada · 19 mai 2016 · 19 min
Si la Constitution de l’Afrique du Sud passait un test de paternité, quelle serait l’identité révélée selon vous? Malgré ce qu’ont dit les orateurs, ce ne serait pas celle d’Albie Sachs. Ce ne serait pas celle de Nelson Mandela. Ce ne serait pas celle de F.W de Klerk. Ce serait celle d’Oliver Tambo.
Nous sommes en 1988. J’ai encore deux bras. Nous nous rencontrons dans une pièce exigüe, de la taille de cette plateforme, à Lusaka. Des agents de sécurité zambiens sont présents au cas où les commandos sud-africains fassent un raid pour nous tuer. Nous parlons pour la première fois, lors d’une conférence de l’ANC, de directives constitutionnelles pour une nouvelle Afrique du Sud. Je monte sur la plateforme et mon cœur bat rapidement. Parmi les délégués, certains font partie de la résistance clandestine, certains sont des militaires qui attendent de pouvoir retourner en Afrique du Sud, d’autres sont des diplomates, certains sont là pour donner leur appui politique, d’autres sont des journalistes. Et je suis nerveux. Mon travail, que m’a confié Oliver Tambo, est d’expliquer aux délégués, à notre organisation et ultimement, au reste du monde, pourquoi l’Afrique du Sud a besoin d’une Déclaration des droits.
La question de la Déclaration des droits suscitait énormément de méfiance chez la majorité des Sud-Africains. Certains appelaient cela une « Déclaration des Blancs ». Leur peur était que, malgré l’obtention de la démocratie et du droit de vote, la Déclaration des droits fige un statu quo et accorde tous les pouvoirs aux juges, les empêchant par conséquent d’aller de l’avant. On m’a alors demandé de dire pourquoi le pays avait besoin d’une Déclaration des droits. J’avais trois motivations principales. La première était facile. Cela nous donne une bonne apparence. Nous nous faisions traiter de terroristes. Qu’arrivera-t-il? Vous voyez ce qui arrive ailleurs en Afrique? Si les Noirs prenaient le contrôle, ils prendraient tout et se soucieraient d’eux seuls. Il n’y aurait aucun avenir pour les Blancs dans ce pays. Les délégués présents ont facilement accepté l’idée de faire bonne impression afin d’être bien perçus dans le monde entier. L’année d’avant, en 1987, l’ANC avait adopté une Déclaration des droits dans sa politique. Un an avant cela, elle avait opté pour la démocratie multipartite. Ce n’était donc pas un problème. Ce n’était donc pas pour cela que j’étais nerveux.
La deuxième raison d’avoir une Déclaration des droits était plus complexe et, d’une certaine manière, plus essentielle. Ce n’était pas qu’une question de stratégie. C’était la réponse d’Oliver Tambo au concept qui nous était proposé quant au partage du pouvoir et aux droits collectifs. À l’occasion de cette conférence, de cette discussion sur le pluralisme, il est important que nous puissions voir qu’il est possible d’abuser du concept du pluralisme, car ils utilisaient le langage du pluralisme. Ils disaient qu’ils étaient une minorité et utilisaient le concept de protection des minorités pour, en réalité, protéger le fait que les Blancs possédaient 87 % des terres selon la loi et 95 % du capital productif. En Afrique du Sud, la minorité était la majorité et la majorité était la minorité. On abusait donc du type de discours utilisé pour protéger les droits des minorités pour conserver les privilèges d’une minorité. Sa réponse était : « Nous ne voulons pas du partage du pouvoir entre les groupes raciaux et ethniques en Afrique du Sud. Nous ne voulons pas du partage du pouvoir entre les Blancs et les Noirs. Nous voulons une société commune de citoyens dans laquelle les droits sont protégés par une Déclaration des droits, pas parce que vous êtes Blanc ou Noir ou membre de telle majorité ou de telle minorité, mais parce que vous êtes un être humain. »
Voilà quelles étaient sa vision profonde et son approche. Il ne s’agissait pas d’institutionnaliser la race ou l’ethnicité dans les structures gouvernementales comme on nous proposait de le faire. Il voulait qu’on reconnaisse le pluralisme par un pluralisme politique, non pas en accordant des formes d’autonomie, des droits collectifs institutionnalisés et constitutionnalisés autour de la race, de l’ethnicité, de la langue, de la couleur de la peau ou de quoi que ce soit d’autre. Voilà quelle était la réponse stratégique. J’ai vu les soldats, les travailleurs clandestins et tous les autres approuver par un hochement de tête, heureux que l’ANC parle enfin de Constitution, et non pas seulement d’une stratégie visant à renverser l’apartheid et à se faire des amis. Nous parlions du type de pays dans lequel nous allions vivre.
Mais ce n’est pas pour cette raison que mon cœur battait rapidement. J’étais nerveux pour la troisième raison. J’ai dit que nous avions besoin d’une Déclaration des droits pour nous protéger de nous-mêmes. J’avais peur. Comment allaient-ils réagir? C’est facile pour Albie Sachs, cet avocat qui vient de la classe moyenne et qui est aisé. Nous vivons la dure réalité du combat.
Nous ressentons la violence tout le temps, tous les jours. Qu’il ne vienne pas nous voir avec son langage d’avocat et ses belles idées. Toutefois, au lieu de me condamner ou de me rejeter, ils
m’ont regardé avec joie. Les gens savaient que les pays où nous vivions en Afrique avaient lutté, souvent avec bravoure et noblesse, pour leur liberté, mais que les leaders avaient fini par devenir des dirigeants autoritaires. Ils savaient cela concrètement. Cela se produirait-il avec nous? Des gens ont vu, au sein de notre propre organisation, des formes de comportement et d’abus totalement inacceptables. Cela nous arriverait-il lorsque nous serions au pouvoir? Nous avons toujours présumé que nous serions au pouvoir. Nous ressentions un plaisir et une joie que nous étions prêts à reconnaître et à affronter. Ultimement, lorsqu’est venu le moment de rédiger la Constitution, nous en étions très, très conscients. On n’élabore pas une Constitution simplement pour notre premier gouvernement, simplement pour nous ou pour les meilleures personnes de notre organisation. On élabore une Constitution pour l’avenir.
Après avoir parlé à maintes reprises de pourparlers, nous avons enfin parlé. Nous en sommes venus aux vraies négociations. Cela nous a pris deux ans. Le grand choc, et ceci n’est pas compris en Afrique du Sud, et certainement pas internationalement. Le grand choc, et en passant, la question que les gens se posent est : « Comment l’Afrique du Sud a-t-elle réussi à avoir une Constitution? » La rumeur veut que le merveilleux et fantastique Mandela soit sorti de prison après 27 ans, le cœur sans amertume, et ait rencontré l’intelligent et pragmatique F.W. de Klerk. Ils ont conclu un accord qu’ils ont envoyé aux avocats pour que ceux-ci rédigent une Constitution. Voilà comment la Constitution a été créée. Pas nécessairement. Ça ne s’est tout simplement pas passé ainsi. Cela nous a pris six ans. Nous avons connu des défaites. Il y a eu des manifestations. Chris Hani s’est fait assassiner. Nous avons failli éclater. Il y a eu une guerre civile de faible intensité. Les gens se faisaient jeter en dehors des trains. Le principal choc était celui de deux visions complètement différentes du type de structures de gouvernement que nous souhaitions et du processus qui devrait être utilisé pour arriver à rédiger une nouvelle Constitution.
À cette époque, nous avions l’habitude d’appeler le gouvernement africain « l’ennemi ». Au fil de notre cheminement, « l’ennemi » est devenu « le régime ». Ensuite, nous avons encore progressé et nous l’avons nommé « le maudit gouvernement ». En fin de compte, nous l’avons nommé « l’autre parti ». Vers la fin de la rédaction, nous disions : « Qu’en dirait l’autre parti? » Toutefois, le grand choc entre deux visions s’est passé entre les phases « le régime » et « le maudit gouvernement ». Le régime sud-africain disait : « Nous devons rédiger la Constitution maintenant. La Constitution que nous voulons contiendra des formes de partage du pouvoir. » Initialement, il s’agissait d’un partage de pouvoir entre les races, mais ils ont laissé tomber cette idée pour partager le pouvoir entre les trois partis principaux. Les trois partis en question étaient l’ANC, le Parti national dirigé par de Klerk et le Parti KwaZulu Inkatha de la liberté dirigé par Buthelezi. Ils ont dit : « Il faudra trois présidents pour représenter les trois partis. Ils devront diriger par consensus. Il y aura une Chambre basse, élue par suffrage universel, et une Chambre haute, qui sera celle des partis minoritaires puisque tout le monde sait que les démocrates protègent les droits des minorités. (Nous l’appelions la Chambre des perdants!) La Chambre haute permettra aux partis minoritaires d’avoir un droit de veto sur les questions profondes qui les concernent particulièrement. »
C’était une forme dissimulée de partage du pouvoir fondé sur l’ethnie qui aurait fait en sorte qu’au lieu de faciliter la transformation et le changement, au lieu d’ouvrir les portes et l’accès à tous, la Constitution aurait été un obstacle au changement. Elle aurait été l’ennemie. Les gens de la majorité auraient détesté la Constitution, car elle les aurait empêchés d’aller de l’avant tout en leur donnant le droit de vote. Nous avons dû faire exploser cette idée. D’ordinaire, je n’aime pas les images militaires, mais nous avons dû dynamiter ce plan.
De plus, ils ont ajouté : « Nous devons la rédiger d’abord. » Nous avons refusé. C’est seulement si l’ensemble du peuple de l’Afrique du Sud, à travers le mandat de représentants, à travers une assemblée constituante qui pourrait être notre premier parlement, ébauche un document, que ce dernier aura un sens pour le peuple et qu’il sera légitime. Notre peuple n’a jamais été consulté ni impliqué dans les décisions concernant son sort et son avenir, et le groupe de négociateurs qui s’est autoproclamé ainsi s’apprêtait maintenant à décider pour lui. Nous avons dit : « Nous voulons un processus de rédaction constitutionnelle en deux étapes. Nous pouvons nous entendre au préalable sur certains principes fondamentaux qui devront faire partie de la nouvelle Constitution. Nous pouvons accepter qu’une majorité des deux tiers soit requise. Nous pouvons nous entendre sur la représentation proportionnelle – en fait, nous avons même mentionné que sans exception, même le plus petit parti serait représenté –, et nous sommes d’accord pour établir une Cour constitutionnelle qui décidera si les principes ont été respectés ou non. » Voilà une invention sud-africaine qui fonctionnait, mais que le régime n’a pas acceptée. Il y a eu un massacre. L’ANC a dit qu’elle ne pourrait plus négocier tant que le massacre se poursuivrait. Et enfin, après des mois de négociations confidentielles ardues, le régime a accepté ce mécanisme de base à deux étapes pour aller de l’avant. Et l’Afrique du Sud s’est dotée d’une Constitution provisoire, laquelle a mené aux élections de 1994. Mandela a été élu président et nous avons eu notre Constitution finale en 1996.
Les miracles. Nous avons entendu dire que cela avait été un miracle. Les miracles ne se composent pas de minutes, de problèmes, d’agendas et d’une suite interminable de rapports. Nous avons travaillé très fort et intelligemment, créant de nouvelles modalités au fur et à mesure jusqu’à l’obtention d’un document consensuel qui nous a permis de réaliser le processus en deux étapes. Nous avons élu un parlement, lequel a eu deux ans pour rédiger une Constitution en respectant les 34 principes sur lesquels nous nous étions entendus d’avance. Comme je le dis souvent, ils ont travaillé jusqu’à la dernière minute de du dernier après-midi de la deuxième année. Heureusement, 1996 était une année bissextile, ce qui leur a donné une journée supplémentaire.
Le document a été remis à la Cour constitutionnelle et au grand désarroi de mes anciens camarades de négociations, de luttes et de tranchées, nous avons déclaré que la Constitution était inconstitutionnelle. Elle respectait la majorité des principes, sauf neuf. Pour ceux et celles qui ont suivi les récents événements en Afrique du Sud, j’ai vérifié pour voir quels étaient ces neufs facteurs et l’un d’eux concernait les pouvoirs accordés au Protecteur du citoyen. Le principe disait que le Protecteur du citoyen et le Vérificateur général appartenaient à un groupe appelé « Institutions pour la protection de la démocratie dans la Constitution » et que leurs pouvoirs et leur indépendance devaient être protégés. L’ébauche du document disait qu’ils étaient protégés par une majorité de 50 % et le Parlement a dû rejeter cela. Nous avons dit que cette protection n’était pas suffisante et nous l’avons augmentée à deux tiers. La Protectrice du citoyen dont le rapport a amené le président Zuma à s’excuser lors d’une crise au sein de l’ANC, a obtenu un soutien majeur au sein de la population et sans la disposition que nous avons ajoutée, le rapport n’aurait probablement pas existé.
Nous avons rejeté le pluralisme tel qu’il nous était proposé et qu’on appelait le consociationalisme. Nous refusions l’idée de représenter ainsi les différents groupes sociaux qui se sont créés au fil de notre histoire et qui entretenaient souvent des relations intenses. Nous avons tenté de conclure des ententes au Parlement et à l’échelle de la direction du gouvernement. Toutefois, nous avons accepté le pluralisme dans le sens de la diversité de notre nation. Dans la Déclaration des droits, dans le langage des droits, avec la décentralisation, nous avons, directement et indirectement, fait preuve d’un grand respect envers le pluralisme. Parallèlement, nous tentions d’unir l’Afrique du Sud qui s’était fragmentée avec l’apartheid. Nous voulions un pays uni, pas nécessairement un pays unitaire, mais un pays uni. Notre préambule dit : « Unis dans notre diversité. » L’Afrique du Sud appartient à tous ceux et celles qui y vivent. Unis dans notre diversité : voilà le thème fondamental de notre effort pour la Constitution.
La diversité ne détruit pas l’unité, mais la réelle unité se fonde sur la reconnaissance de la diversité. Il ne s’agit pas d’une unité imposée, mais d’une unité qui est ressentie, aimée, réalisée par les personnes qu’elles touchent.
Je vous donnerai deux exemples de la manière dont ce principe d’unité dans la diversité s’applique à la Cour constitutionnelle. Le premier, qui suscite la controverse dans plusieurs pays, et ici aussi, est la question très épineuse du droit coutumier, de l’égalité des sexes, et du lien entre les deux. Je pense qu’au Canada, vous avez eu l’affaire Lovelace. Les gens avaient l’impression de devoir choisir un camp. Étiez-vous pour la reconnaissance de l’autonomie des autochtones en matière de prise de décision, même si dans ce cas, les femmes étaient largement discriminées, ou étiez-vous pour l’égalité des sexes? Il fallait choisir.
Nous reconnaissons les tensions, mais nous tentons de les apaiser, non pas en supprimant une dynamique ou un élément, non pas selon le concept voulant que pour qu’un côté gagne, l’autre doive perdre, mais en trouvant un moyen de réconcilier les deux tout en respectant certains principes. Nous avons eu à le faire à trois reprises dans le cadre de trois affaires importantes présentées devant la Cour constitutionnelle.
La première a été l’affaire BHE, suivant le décès d’un homme. Ce dernier vivait avec une femme et leurs deux filles dans une petite maison. Le cousin de l’homme en question a décidé qu’il vendrait la maison pour payer les funérailles du défunt. Il était choquant de constater que les filles du défunt devaient quitter leur foyer puisque leur père n’était pas officiellement marié à leur mère. Celle-ci n’avait aucun droit officiel selon la loi traditionnelle, la loi coutumière ou le droit commun. L’affaire a donc été présentée devant notre Cour. Les autres tribunaux leur disaient : « C’est la tradition. La Constitution reconnaît le droit coutumier et comprend également le droit de s’associer aux autres, aux langues, aux cultures, aux religions. » En associant le droit à la culture et à la reconnaissance du droit coutumier les tribunaux disaient : « Tant pis pour les enfants, c’est la coutume. » » Lorsque l’affaire nous a été présentée, nous avons dit que la primogéniture enfreignait la Déclaration des droits. L’argument selon lequel le parent masculin le plus près du défunt hérite de ses biens, est injuste et enfreint les principes d’égalité de notre Déclaration des droits. Un de mes collègues a proposé que l’enfant aîné hérite des biens, même si cet enfant est une fille. Dans ce cas-ci, ses filles auraient hérité. La majorité d’entre nous trouvait l’enjeu trop délicat pour que la Cour y trouve la solution à elle seule. Nous n’étions pas contre le droit coutumier. Il compte plusieurs aspects positifs et affirmatifs. Il encourage la solidarité sociale, ce dont notre société a grandement besoin. Ubuntu.
Il s’agit d’un principe philosophique profondément ancré dans la culture africaine et je crois que c’est à la source de ce que les gens admirent chez Desmond Tutu, Oliver Tambo et Nelson Mandela. Je suis une personne parce que vous êtes une personne. Je ne peux reconnaître mon humanité sans reconnaître la vôtre. Ce n’est pas seulement le droit coutumier qui a besoin de ce principe, nous en avons tous besoin. Au Canada, le juge de la Cour suprême Charles Gonthier s’est demandé où était passée la fraternité, cet élément qui est exclu du sentiment de solidarité humaine, mais qui est très présent dans le droit coutumier africain. À mon avis, Ubuntu est un principe doit être maintenu et bonifié, et non abattu.
L’affaire suivante concerne le droit des femmes africaines au divorce. Le Code des natifs du Natal pour les Zoulous stipulait que le mari gardait des biens de la famille, qu’il détenait l’autorité maritale et qu’il contrôlait tout. Si la femme voulait divorcer, elle se retrouvait dans des circonstances difficiles. Elle pouvait le faire, mais elle n’avait pas le droit d’apporter de biens avec elle. Nous avons statué que c’était inconstitutionnel et nous avons élaboré le concept du droit coutumier vivant. Le droit coutumier n’est pas sans fondements historiques, il n’est pas sans contexte et n’est pas fixé pour toujours. Il appartient au peuple et évolue en même temps que ses notions évoluent. Les femmes africaines gagnent maintenant un salaire. Elles sont indépendantes et fortes. Ce sont des citoyennes qui votent et participent en tant qu’égales à la vie publique. Il est absolument inconcevable que le droit coutumier ne puisse évoluer de façon vivante pour s’adapter aux circonstances changeantes. Ce sont les femmes noires qui font partie de la société africaine qui revendiquent maintenant l’égalité dans le droit coutumier qui affecte grandement leur vie.
La troisième affaire est celle de Mme Shilubana, qui avait été choisie par la communauté des Valoyi afin d’être leur Hosi, leur reine, leur chef. La famille royale la voulait. Le conseil communautaire la voulait. Et même le titulaire, qui était gravement malade à l’époque, disait qu’elle était la bonne personne. Toutefois, juste avant de mourir, il a dit : « Non, je me suis trompé, mon fils devrait être le roi. » L’État l’avait déjà nommée et reconnue. Le fils en question s’est présenté devant les tribunaux et les juges ont dit qu’on ne pouvait être choisi comme chef ou comme roi et qu’on le devenait par la naissance. C’était leur position. La Cour suprême était du même avis. Ils se sont donc présentés devant nous. La Cour constitutionnelle était pleine à craquer. La femme était venue avec un convoi d’autobus. Des passagers d’un autobus se sont assis dans la Cour de 10 h à 11 h 15 avant de sortir pour laisser la place aux passagers d’un autre autobus, qui sont restés de 11 h 30 à 13 h, et ainsi de suite jusqu’à la fin de la journée. J’étais très ému. C’était merveilleux de voir autant de personnes dans la Cour.
Finalement, notre décision a été la suivante : le droit coutumier est vivant, il évolue. Même si auparavant, les femmes ne pouvaient pas diriger et être à la tête d’une communauté africaine, le droit coutumier avait maintenant changé. Nous n’étions pas devant une affaire où l’État aurait dit à la communauté qu’elle devait avoir une femme à sa tête pour des raisons d'égalité. C’est la communauté qui le voulait et ce sont les juges des cours inférieures qui lui disait que c’était impossible en raison d’une loi coutumière inflexible. Le thème du droit coutumier vivant est très productif. Il est riche et nous permet de respecter ses aspects démocratiques. Pour des millions de personnes, cela est beaucoup plus vrai qu’un certificat de mariage qu’on pourrait obtenir devant un représentant de l’État. Le doit coutumier a des racines profondes dans leur société, dans leur culture, dans leurs coutumes, dans les relations interfamiliales, mais parallèlement, il n’est pas statique. Il change avec les valeurs nouvelles d’une société nouvelle.
J’aimerais parler d’une autre affaire connue internationalement. Il s’agit de l’affaire Fourie, qui porte sur le mariage homosexuel. J’en parle, car il s’agit de l’affaire qui traite du droit à la différence de la manière la plus explicite, forte et puissante possible. Toute l’affaire a tourné autour du droit d’être différent. Il n’était pas question de tolérance uniquement, mais du droit d’être différent, lequel est beaucoup plus fort et affirmant. La tolérance, en un sens, vous donne le droit d’entretenir vos relations en privé. Ici, il s’agissait du droit d’un couple homosexuel d’exprimer son amour, son engagement ou son association en toute égalité et avec la même dignité que les autres. Si j’en parle aujourd’hui, c’est à cause de ce que j’ai trouvé nécessaire de dire dans le jugement que j’ai lu pour la Cour sur le lien entre le sacré et la laïcité. J’ai repris une parole prononcée par un de mes collègues profondément religieux, alors que je suis profondément laïc. J’ai prononcé l’énoncé suivant : « Ne traitez pas de bigots ceux qui s’opposent au mariage homosexuel. C’est leur façon de voir le monde. Ce sont leurs croyances. Mais ne leur permettez pas d’imposer leurs croyances à ceux qui voient le monde différemment. Cela ne peut être le fondement des droits civils du reste de la société. »
J’ai parlé de la coexistence du sacré et de la laïcité, ce qui, à mon avis, est plus puissant qu’une frontière culturelle selon laquelle nous sommes éveillés, ils sont aveugles. Nous allons faire avancer le progrès et l’illumination.
Mon discours a reçu un grand degré d’acceptation par les communautés religieuses en Afrique du Sud. Elles n’étaient pas mises à mal. Au contraire, on venait de leur dire qu’au sein de leur collectivité religieuse, elles n’étaient pas contraintes de célébrer les mariages qui contreviennent à leurs valeurs. Dans le jugement, nous avons même énoncé un élément qui s’applique aux débats en cours aux États-Unis. Si le Parlement, en adoptant la loi nécessaire, décidait que les célébrants ne voulaient pas célébrer ces mariages pour de réelles raisons de conscience, ils ne devraient pas être contraints de le faire. En écrivant cela, je voulais en partie éviter que le débat tourne autour du célébrant et de ses droits de conscience plutôt qu’autour du couple homosexuel voulant exprimer son amour, ce qui aurait été malheureux et non nécessaire. Mais ce n’est pas tout. L’idée d’un mariage célébré par une personne qui déteste la cérémonie était également un facteur à considérer. De plus, les croyances sont des croyances. Elles sont dans notre tête. Il est vrai que les gens ne peuvent faire leurs propres lois. Ils ne peuvent se créer des exemptions pour leurs simples croyances si la loi ne les cible pas en particulier, même si elle les touche de manière dans sa globalité. Nous avons déclaré que l’État a le devoir de faire tout en son pouvoir pour éviter d’obliger les gens à faire un choix difficile entre leur conscience et la loi. C’est une forme d’accommodement raisonnable. La culture juridique dans laquelle nous avons grandi n’est pas à l’aise avec l’accommodement raisonnable. Elle aime les classifications claires.
Toutefois, nous devons mettre en place une certaine décriminalisation, des accommodements raisonnables, un ensemble de facteurs adoucissants qui confèrent à la vie ordinaire, sa souplesse et sa mobilité. L’accommodement raisonnable et le pluralisme culturel et religieux vont bien ensemble.
Houston, j’ai un problème. Ma présentation tire à sa fin et j’aimerais la conclure par une présentation. Permettez-moi de vous parler de mon problème et de ce que j’ai appris en trouvant sa solution. J’ai envoyé un courriel à ma femme hier soir. « Chérie, tu sais que je suis un ardent républicain. Je n’aime pas les titres. Lorsque la Cour constitutionnelle a été créée, nous avons décidé que nous ne nous ferions pas appeler ‟Votre Seigneurie”. On ne nous appelait même pas ‟l’honorable”. Ce sera difficile pour moi d’utiliser la bonne formule de politesse pour m’adresser à la personne à qui j’aimerais remettre le produit le plus précieux de l’Afrique du Sud. Il ne s’agit ni d’or, ni de diamants, ni de platine. Il s’agit de notre Déclaration des droits. » Calina, pourriez-vous monter ici et la montrer au public. Ne la remettez pas maintenant. Nous sommes si fiers de ce document. Merci.
J’ai trouvé cela très intéressant de m’observer, depuis le petit-déjeuner jusqu’à il y a environ une heure, réfléchir au problème que je m’étais créé et à la manière de le résoudre. Le premier pas était de dire : « Allez, Albie, tu sais bien que c’est une question de protocole et de bonnes manières. Fais-le! » Mais j’ai passé la majeure partie de ma vie à lutter contre le protocole.
J’aurais pu le faire, mais je l’aurais fait sans grâce. Le pas suivant a été de me dire : « Tu es chez lui. Cet endroit porte son nom. Sois un invité courtois en respectant son titre. Mais je pense qu’on ne peut faire un cadeau à quelqu’un simplement pour être courtois. On donne quelque chose. On n’est pas obligé de le faire, mais si on le fait, cela doit venir du cœur.
Soudainement, comme on fait une découverte, c’est apparu comme une évidence. « Je ne donne pas ce document à un individu qui porte un titre. Je le donne au chef d’une communauté extraordinaire ayant une très longue histoire. À travers cette personne, je me relie à une communauté et aux bonnes actions faites en son nom. Voilà quelque chose de magnifique. C’est très beau. En ce sens, je surmonte la réticence de mon côté égalitaire. Pas parce que j’en suis contraint. Pas par politesse ou par courtoisie. Je trouve assez merveilleux de sortir de ma vision limitée du monde, que je défendrais si j’y étais contraint. Si on m’oblige à me mettre à genou comme preuve de respect, je me battrai contre cela. Mais je le fais volontairement, car j’ai aimé mon expérience, être ici, lire le livre et découvrir ce que fait le Centre. » Et maintenant, si nous pouvions descendre ensemble. Je vous en prie, restez assis.
J’aimerais vous demander de cesser vos applaudissements, car je veux dire quelque chose avec grand plaisir. « Votre Altesse, je vous prie d’accepter le cadeau le plus précieux que l’Afrique du Sud a à offrir au monde et à vous tous. Merci, Votre Altesse. »